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polonaise et la mazourke, ses origines nationales nous l’expliquent. Ses Polonaises sont des trésors de grâce et d’élégance ; il y a mis son orgueil de race, ses douleurs concentrées, toutes ses haines : en écoutant la Polonaise en fa dièse mineur, par exemple, conception d’une envergure immense et dans la pensée et dans les moyens d’exécution, vous songez à Leopardi gémissant sur l’asservissement de son pays, et vous vous rendez compte en même temps de ces modulations inouïes qui se succèdent, amenant la phrase du trio, si navrante d’éploration patriotique. Écoutez cette fin, — un long regard ému, passionné vers le sol maternel, un adieu encore, le dernier ; puis, brusquement, deux accords frappés, et c’est tout.

Quand vous avez affaire à un de ces génies primesautiers, n’aimez-vous pas à voir comment l’apprécièrent à son aurore les hommes de la tradition ? Field appelait Chopin « le pianiste d’une chambre de malade ; » Moschelès, louant et blâmant, écrivait en 1833 : « Je passe mes soirées de liberté à me familiariser avec les Études de Chopin et à parcourir ses autres compositions. J’y trouve du charme et de l’originalité, la couleur nationale de ses motifs me plaît beaucoup ; mais, l’avouerai-je ? il m’est impossible de ne pas récriminer contre ces aspérités inartistiques où mes doigts butent et contre la barbarie chaotique de certaines modulations. En outre, tout cela me paraît efféminé, douceâtre et peu digne d’un musicien ayant fait de bonnes classes. » En revanche, Mendelssohn, plus franc du collier dans ses éloges, mandait à sa mère en 1835 : « Chopin est maintenant un des premiers ; son piano vaut le violon de Paganini pour les merveilles qu’il en tire. Près de ce mirliflor et de cet incroyable, je me fais, moi, l’effet d’un maître d’école. » Et, autre part, dans une lettre à sa sœur : « Chopin m’a de nouveau ravi. On se sent avec un musicien de race qui a sa vocation et ses idées ; et ces idées-là, si éloignées des miennes qu’elles soient, je puis, en somme, m’en accommoder, tandis que je ne saurais vivre avec ces faux bonshommes, moitié romantiques et moitié classiques, qui s’arrangent de manière à joindre ensemble les plaisirs du vice et les honneurs de la vertu. » Citons encore ces lignes de Schumann, lorsque Chopin vint à Leipzig, en 1836 : «Nous passâmeshier la journée ensemble ; il m’a joué ses Études, ses Nocturnes, ses Mazourkes, tout cela est incomparable. C’est quelque chose de touchant de le voir à son piano. Tel que je vous connais, vous l’aimeriez. »

L’ouvrage de Liszt sur Chopin n’est pas une biographie ; encore moins on y pourrait chercher une étude critique. Cela devrait plutôt s’intituler une effusion poétique et religieuse. Le célèbre abbé y parle de tout, et même de bien d’autres choses à propos de son « cher pianiste. » Et quelle abondance, justes dieux! quel art sin-