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sous prétexte que le prince n’est pas artiste, et que Chopin, en lisant chaque jour sur son bureau le manuscrit, n’y avait rien vu. En revanche, plus tard, il n’en vit que trop, et lorsque vint la réaction, tout le monde s’aperçut que si l’histoire n’est pas la même, elle n’en contient pas moins d’affligeantes révélations sur le caractère de Chopin. Mme Sand, qui l’appelait « son malade ordinaire, » avait pris chez elle en pension cette âme tourmentée et douloureuse. De tous temps, les cures de ce genre la passionnèrent ; elle y trouvait à la fois l’apaisement moral que donne le sentiment du devoir accompli et cette suprême satisfaction d’affirmer à ses yeux sa propre supériorité sur le maître qu’elle s’était choisi. À ce point de vue, le voyage avec Chopin aux Baléares ne serait qu’une réminiscence du voyage avec Musset en Italie : toujours des malades, et quels malades ! Capricieux, inconséquens, fantasques, passant de l’engouement à l’aversion, et réciproquement ; on connaît les tragiques discordes de Venise pendant la liaison avec Musset ; à Majorque , pareilles scènes se renouvellent , amenant à leur suite le découragement et l’impatience finale aux cœurs du malade et de son infirmière. Tandis que Chopin ne pouvait encore quitter la. chambre. Mme Sand s’en allait battre la campagne, le laissant seul enfermé dans son appartement. Un jour, elle partit pour explorer quelque site sauvage de l’île ; un orage terrible éclata. Chopin, qui savait sa chère compagne égarée au milieu des torrens déchaînés, en conçut une telle inquiétude qu’une crise nerveuse des plus violentes se déclara. Il se remit pourtant avant le retour de l’intrépide promeneuse ; n’ayant pas mieux à faire, il revint à son piano et y improvisa l’admirable Prélude en fa mineur. Au retour de la femme aimée, il tomba évanoui. Elle fut peu touchée, fort agacée même, de cette preuve d’un attachement qui semblait vouloir empiéter sur la liberté de ses allures. Le lendemain, quand Chopin lui joua le prélude, elle ne comprit pas l’angoisse qu’il lui racontait, ou plutôt elle ne voulut pas comprendre, inflexiblement résolue qu’elle était alors, comme toujours, à se réserver un droit absolu et discrétionnaire de propriété sur sa personne. Son cœur, à lui, éclatait et se brisait à la pensée de perdre celle qui venait de le rendre à la vie ; son esprit , à elle , ne voyait qu’un passe-temps amusant dans cette course aventureuse, dont le péril ne contrebalançait pas l’intérêt et la nouveauté.

Cet incident suffirait pour montrer tout ce qu’il y avait d’antipathique entre ces deux natures, qu’un attrait subit et factice avait rapprochées, et qui secrètement se repoussaient. Dans cette garde-malade admirable l’amante n’existait plus. — Avait-elle jamais été ? — Le passage suivant des Mémoires nous permet d’en douter : « J’étais