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donne. Un homme peut mourir à quarante ans d’une maladie de poitrine et n’être point à vingt ans ce poitrinaire de Millevoye qu’il plaît à Liszt et à George Sand de mettre en scène, chacun des deux subissant à sa manière l’influence du romantisme ambiant. Personnellement, je l’ai peu connu, quoique la maison de mon père ait été l’une des premières qu’il visita en arrivant à Paris ; mais j’ai des raisons de croire que sa santé fut surtout compromise par le genre de vie qu’il menait ; il y avait, en outre, bien de l’afféterie aristocratique dans sa réserve comme dans sa haine du vulgaire. Sa prétendue modestie n’était que de l’orgueil retourné, et sa complexion morale ultra-féminine l’eût exposé à tous les froissemens, je dirais presque à tous les martyres de l’amour, s’il n’avait eu pour s’en défendre son amour-propre, j’entends par là un sentiment de dignité hautaine dont il savait ne jamais se départir dans ses conflits avec lui-même.

IV.

Mme  Sand fut-elle pour Chopin la femme surnaturelle qui fit rétrograder les ombres de la mort et « changea ses souffrances en langueurs adorables ? » On le croirait en lisant Lucrezia Floriani. Mais de cette aventure où le picaresque se mêle à ce que le sentimentalisme a de plus incorporel, Lucrezia Floriani ne contient que la poésie, tandis que, pour en avoir la vérité, ce serait plutôt le Voyage à Majorque qu’il faudrait interroger. Mme  Sand, comme du reste tous les écrivains de notre temps, ne négligeait rien de ce qui peut fournir matière à copie. Condamnée à produire sans relâche, elle se dédoublait, idéalisant dans ses romans les impressions de son existence et nous les livrant telles quelles dans des volumes à côté. Cette méthode aura peut-être l’avantage de procurer un jour des moyens de contrôle aux critiques de l’avenir, si tant est qu’ils s’occupent de nos affaires ; mais, en ce qui regarde le présent, elle me semble incompatible avec les conditions d’une œuvre d’art. Elle offre surtout l’inconvénient de déséquilibrer les personnages à ce point que les contemporains ffuissent par ne plus savoir si c’est Musset ou Stenio, Chopin ou le prince Karold qu’ils ont connu.

Le sylphe avait senti l’attrait ; un moment, il essaya de se dérober, on vint au-devant de lui : « Quand deux natures pareilles se rencontrent et se rapprochent, elles ne peuvent se fondre l’une dans l’autre ; l’une des deux doit dévorer l’autre et n’en laisser que des cendres. » C’est Lucrezia Floriani qui parle ; Mme  Sand, dans ses Mémoires, ne veut pas que le prince Karold soit Chopin