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vers. Paganini avait beau protester, réclamations, démentis, rien n’y faisait ; l’esprit du temps voulait qu’un homme capable déjouer ainsi du violon eût fatalement débuté dans la vie en tuant ses maîtresses. Les Nuits florentines nous le représentent sous cet appareil démoniaque, si bien qu’un violoniste distingué, Ernst, disait à Heine : « Engagez-vous à me consacrer une telle page et je vais tout de suite assassiner quelqu’un. » La légende de Paganini précéda les triomphes non moins fantastiques de Liszt, qui, à son tour, amena l’apothéose de Chopin. Paganini n’avait eu pour lui que les revenans et les vampires ; Liszt et Chopin fondèrent le règne du pianiste lovelace et grand seigneur. La ligne de démarcation qui jusqu’alors séparait l’artiste du public était levée. La salle de concert devenait un salon où le virtuose recevait en prince ses invités. Si la gloire vient lentement, la renommée a vol d’aigle. Liszt et Chopin eurent bientôt ce qu’ils voulaient ; divers épisodes galans dont s’émut la société rehaussèrent aussi leur prestige. Un trait suffira pour nous peindre ce qu’il y avait de froufrou mondain et de dandysme dans tout ce bruit. Liszt faisait à Vienne sa première apparition. Il entre, joue le concerto de Weber, on l’applaudit, mais sans que le succès dépasse la mesure ordinaire de l’approbation, rien de plus. L’entr’acte arrive ; Liszt en profite pour se répandre dans la salle, distribuer des poignées de main d’une loge à l’autre et lier tout haut conversation en français avec les princesses, les duchesses et les feldmaréchales de sa connaissance. Le tour était joué : à la reprise du concert, le succès devint fanatisme ; on n’applaudissait plus, on trépignait d’enthousiasme.

À ces concerts-soirées succédaient aux frais du pianiste des soupers-gala où l’on fraternisait entre gens du bel air au cliquetis des verres et des sabres. Personne mieux que Liszt n’aura compris l’emploi du charlatanisme ad majorem artis gloriam. Ce Magyar brandissant son glaive sur une estrade, ce chambellan cosmopolite, cet abbé, autant de personnages inventés pour réveiller l’imagination du public, autant de vocations postiches greffées habilement sur l’ancienne, — la seule vraie, — pour en réparer la vigueur qui décroît. Charles-Quint, à Saint-Just, ne rêvait que de politique ; Liszt, l’abbé Liszt, dans sa logette du Vatican, composera des psaumes et des motets, formera de jolies élèves, et, quand nous le reverrons à Paris, évangélisant et wagnérisant, en soutanelle, le grand virtuose n’en aura qu’un attrait de plus sur ses ouailles.

Chopin, je le répète, et cela sur la foi de son plus sérieux biographe[1], n’était pas le valétudinaire de naissance qu’on nous

  1. Le Polonais Moritz Karazowski, déjà cité.