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frère, organisme plus sensitif ne se rencontrera jamais, fût-ce en nos jours de pathologie universelle, où la névrose est devenue comme un panache qui s’arbore au chapeau et ne semble plus faite que pour rimer avec rose. Celui-là du moins était de bonne foi. Enfant, une sonate qu’on lui jouait le mettait en larmes. Il eut pour premier maître un vieux professeur slave, Albert Zwiny, qui le forma selon les préceptes de Sébastien Bach, dont le Clavecin bien tempéré servait de base à tout enseignement. De là date la religion que Chopin pratiqua toute sa vie envers le grand organiste de Leipzig. Nombre d’années plus tard et quand déjà sa renommée battait son plein, quelqu’un lui demandant comment il se comportait aux approches de ses concerts : « Je m’enferme chez moi et je joue du Bach, répondit Chopin ; mes compositions ne me sont jamais un exercice. » Mais des leçons qui bien autrement influèrent sur le développement de son génie furent celles qu’il reçut de Xavier Elsner, directeur du conservatoire de Varsovie. Elsner, en le dressant au contrepoint, prit tout de suite en considération l’originalité de son élève. Loin d’y contrefaire, il abonda plutôt dans son sens, n’écoutant pas ceux qui lui reprochaient de ne point serrer assez la bride au jeune étalon. « Laissez-le donc libre à sa fantaisie, s’écriait-il ; pourquoi traiter selon la méthode ordinaire une vocation qui n’a rien d’ordinaire, et qui nous le prouvera par la suite. »

Le fait est qu’il y avait orgueil et joie pour un maître de tenir à sa discrétion un tel disciple. Chopin, au cours de ses études, manifestait déjà ses facultés d’improvisateur. Assis à son piano, il racontait en musique à ses amis toute sorte d’histoires fantastiques. Un soir que les élèves de son père, restés seuls dans la classe, commençaient de se mutiner, il leur promit une séance de ce genre s’ils voulaient rester tranquilles. Les ayant rassemblés autour de son clavier, il éteignit les lumières et leur narra sur les touches d’ivoire comme quoi des voleurs s’approchaient de la maison, grimpaient aux échelles et s’introduisaient par la fenêtre, puis, tout à coup, entendant du bruit, s’envolaient vers la forêt et s’y endormaient paisiblement à la douce clarté des étoiles. Il va sans dire que la mélodie, insensiblement assourdie, estompée, peignait la situation, si bien que Chopin, son récit terminé, s’aperçut qu’en même temps que les voleurs il avait endormi tout son monde. Rallumant alors les chandelles, il contempla un instant le pittoresque du tableau, et presque aussitôt, d’un accord brusquement frappé, réveilla l’auditoire. — Cette veine d’humoristique joyeuseté n’est point rare chez les mélancoliques ; ils ont des échappées bruyantes où le comique tourne à la charge, quelquefois au mauvais goût, et ces heures d’expansion sont rachetées par des semaines de réserve. Du reste, cette note drolatique, à