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en revenant de chez un haut personnage, Ivan Serguiévitch nous dit sur un ton de plaisanterie non exempt d’amertume : « Il m’a appelé Ivan Nikolaiévitch. » Cette inadvertance paraîtrait bien vénielle chez nous, où l’on n’est heureusement pas obligé de savoir le nom du père de chacun : dans les habitudes russes et vis-à-vis d’une célébrité nationale, l’erreur était blessante ; elle faisait mesurer la crue de l’oubli. À cette même époque, j’eus la bonne fortune de passer une soirée entre Tourguénef et Skobélef. Le jeune général parlait avec sa chaleur et son éloquence habituelles, il racontait ses longs espoirs, ses vastes pensées ; le vieil écrivain l’écoutait en silence, l’enveloppant de ce regard doux et voilé qui semblait attirer à soi les formes, les couleurs ; il était facile de voir que le modèle posait pour le peintre, et que celui-ci étudiait cette physionomie étrange pour la graver dans quelque livre ; la mort guettait à la porte, elle n’a permis ni au héros de vivre son roman, ni au poète de l’écrire.

Nous reparlions de ces souvenirs, un jour de ce printemps, la dernière fois que j’eus l’honneur de voir Ivan Serguiévitch ; il me disait : « Je vais le rejoindre, » et l’on sentait trop qu’il disait vrai, en regardant ce corps miné par de cruelles souffrances, alangui sur le lit de repos. Toute la vie avait reflué dans la tête, superbe sous son désordre de cheveux blancs, secouée avec des fiertés de lion blessé. Ses yeux s’arrêtaient sur le tableau de Rousseau, qu’il aimait entre tous, parce que Rousseau avait compris comme lui l’âme et la force de la terre : un chêne écimé, usé par les hivers, jetant au vent de décembre ses dernières feuilles rousses. Entre cette peinture et le noble vieillard qu’elle consolait, il y avait comme un lien fraternel, un entretien résigné sur les arrêts communs de la nature.

Déjà atteint par son mal rare et terrible, un cancer de la moelle épinière, Tourguénef publia encore trois nouvelles : le Chant de l’amour triomphant, brillante fantaisie dans le goût de Boccace, ciselée avec un art minutieux, comme un bijou florentin ; Clara Militch, une histoire inspirée sans doute par un drame récent qui venait d’occuper Paris ; l’auteur y raconte la mort volontaire d’une jeune actrice et essaie de nous faire comprendre pourquoi l’épidémie de suicide sévit sur la jeunesse russe dans d’effrayantes proportions. Dans une autre nouvelle intitulée Désespoir, l’écrivain s’efforçait de concentrer en quelques pages cette tristesse nationale qu’il avait étudiée et reproduite dans toute son œuvre ; il mettait à nu le fatalisme inconscient qui gouverne certaines volontés slaves et donne à ces vagabonds moraux un air de famille avec les victimes du fatum antique dans Eschyle et dans Sophocle. Ce fut une lugubre ironie du sort que la suprême production du romancier