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les classiques. De pareilles qualités, rehaussées par la magie du style, par une langue toujours exacte et parfois magnifique, assurent à Tourguénef une place éminente dans la littérature contemporaine. La critique anglaise, qui regarde froidement et n’est pas suspecte d’exagération, lui accorde le premier rang[1]; je voudrais souscrire à cet arrêt, quand je relis l’enchanteur; mais je me reprends et j’hésite en pensant à ce prodigieux Tolstoy, qui terrasse mon admiration et enchaîne mon jugement. Aussi bien, il faut laisser le dernier mot à l’avenir dans ces questions de préséances.

Après Terres Vierges, le repos du déclin commerça. Le talent restait entier, l’intelligence vigoureuse et curieuse; mais cette intelligence flottait en quelque sorte, elle semblait chercher une voie perdue, comme il arrive pour d’autres au début de la vie. Il y avait bien des causes à ce découragement. L’écrivain russe a retiré de son long séjour parmi nous de grands avantages et quelques inconvéniens. A l’origine, l’étude de nos maîtres, l’amitié et les conseils de Mérimée lui furent d’un précieux secours; il dut peut-être à ces fréquentations littéraires la discipline intellectuelle, la clarté, la précision, mérites si rares chez les prosateurs de son pays. Plus tard il s’éprit d’enthousiasme pour Flaubert; je rencontre dans les œuvres complètes d’excellentes traductions d’Hérodiade et de la Légende de saint Julien l’Hospitalier. Enfin, après les pères du naturalisme, ses amitiés le rattachèrent aux successeurs du second degré; il se figurait innocemment qu’il appartenait à leur école, il écoutait leurs doctrines et faisait des efforts inquiets pour concilier ces doctrines avec son ancien idéal. D’autre part, il se sentait de plus en plus séparé de son pays natal, de son vrai fonds d’idées. On le lui reprochait parfois en Russie, on le traitait de déserteur, de distancé. Les tendances de ses derniers romans avaient soulevé des récriminations sincères et des calomnies intéressées. Quand il revenait à Pétersbourg ou à Moscou, de loin en loin, les ovations de la jeunesse l’accueillaient; mais d’autres cercles lui témoignaient de la froideur; il voyait une partie de son public lui échapper, courir aux idoles nouvelles, à l’âpre réalisme qui triomphe dans les lettres russes. Alors même qu’on le saluait respectueusement comme un ancêtre, ce Parisien d’esprit et de langue dut se dire plus d’une fois tout bas : On me traite en vieux bonze. — Ah! comme on passe vite vieux bonze en littérature! Lors de sa dernière apparition en Russie, pour les fêtes de Pouchkine, les étudians de Moscou dételèrent sa voiture; mais je me souviens qu’un jour à Pétersbourg,

  1. Europe has been unanimous in according to Tourguenief the first rank in contemporary literature. (The Athenœum, 8 sept. 1883.)