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s’écrie en fermant le livre : « Si ces gens-là ont vécu, ils n’ont pas pu vivre autrement ! » Ce cri sera toujours la meilleure sanction des œuvres d’imagination.

Il nous manque les hautes classes pour compléter le tableau. Tourguénef n’y a touché qu’incidemment, dans ses dernières œuvres, par des esquisses sommaires, toutes dans la manière noire. Son regard n’était pas tendu de ce côté et son esprit était prévenu. La jeune fille si parfaite de tout à l’heure, dès que la fortune la porte sur les sommets sociaux, devient une femme frivole, pervertie, avec toutes les bizarreries de l’esprit et du tempérament ; l’homme qui s’élève aux dignités et touche aux affaires publiques va joindre à son irrésolution native la hâblerie et la sottise. Il y a lieu d’en appeler de ces jugemens rapides et exclusifs. Pour nous faire une opinion, il faudra attendre Léon Tolstoy : celui-ci ne changera guère les types fixés par son devancier pour les basses et moyennes classes, mais il creusera dans les plus intimes replis l’âme complexe de l’homme d’état, du courtisan, de la grande dame; il achèvera l’édifice dont Tourguénef a posé les assises et négligé le faîte.

Il ne faut pas demander à notre romancier les intrigues compliquées, les aventures extraordinaires dont l’ancien roman français était si friand. Il ne montre pas la lanterne magique, il montre la vie ; les faits en eux-mêmes l’intéressent peu ; il ne les voit qu’à travers l’âme humaine et dans leur contre-coup sur l’individu moral. Son plaisir est d’étudier des caractères et des sentimens, aussi simples que possible, pris dans la réalité quotidienne; mais, et c’est là son secret, il voit cette réalité avec une telle émotion personnelle que ses portraits ne sont jamais prosaïques, tout en restant absolument vrais. Il disait de Niéjdanof, dans Terres vierges : « C’est un romantique du réalisme. » On peut lui retourner le mot. Telle fut chez nous la disposition d’esprit de Flaubert, que Tourguénef aimait tant; mais le Russe avait de plus que son ami la sûreté du goût, la tendresse, je ne sais quelle grâce tremblante également répandue sur chaque page, qui fait penser à la rosée du matin. Nul n’eut plus de sentiment et plus d’horreur du sentimentalisme : nul ne sut mieux indiquer d’un seul mot toute une situation, toute une crise du cœur. Cette retenue fait de lui un phénomène unique dans la littérature russe, toujours noyée; il avait le droit de railler les écrivains de son pays, qui « ayant à dire que le propre de la poule est de pondre des œufs, ont besoin de vingt pages pour développer cette grande vérité et ne parviennent pas à s’en tirer. » On devine dans la moindre production d’Ivan Serguiévitch un travail de réduction acharné, le souci de l’art tel que l’entendaient