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parfaire sa tâche en nous montrant l’aboutissement logique de ces courans ; puisqu’ils disparaissaient sous terre, il fallait les suivre et tenter bravement la descente aux enfers. La tentative ne fut pas pleinement heureuse ; elle était prématurée. A l’époque où Tourguénef écrivait, il y a dix ans, ce monde était encore trop dérobé, trop inaccessible, ses tendances étaient trop confuses pour qu’on pût lui donner des formes sensibles ; l’image se perdait dans la chambre obscure et refusait de venir à la lumière du plein jour. Aujourd’hui même, je ne crois pas que ce tragique sujet soit mûr pour un écrivain soucieux de la vérité et de l’équité ; il appartient encore aux dramaturges de boulevard ; libre à ceux-ci d’y chercher des fictions palpitantes, on n’est pas sévère pour cet art inférieur, on le tient quitte de l’exactitude, s’il nous amuse un instant; mais pour le romancier psychologue de l’école de Tourguénef, pour celui qui étudie les problèmes moraux, qui remonte jusqu’aux impulsions premières des âmes, il n’y a qu’à faire aveu d’impuissance devant ces invisibles, comme faisait naguère la police secrète de l’empire ; là où l’étude d’après nature est rarement possible, où il faut procéder par induction, on est mal venu de chercher des représentations plastiques.

Voilà pourquoi Terres vierges, au moins dans la première partie, a quelque chose de gris et d’effacé qui contraste avec les reliefs puissamment modelés des œuvres antérieures. L’auteur nous introduit dans le cercle des conspirateurs à Pétersbourg. Un de ces jeunes gens s’engage en qualité de précepteur chez un riche fonctionnaire qui l’emmène en province. Niéjdanof rencontre là une jeune fille noble, traitée par les maîtres de la maison en parente pauvre, aigrie par de longues humiliations; elle prend feu pour les idées encore plus que pour la personne de l’apôtre; tous deux s’enfuient un beau matin et forment une de ces unions libres où l’on vit comme frère et sœur en travaillant au grand œuvre social. Ils « vont dans le peuple, » avec leurs affiliés de province. Mais Niéjdanof n’est pas armé pour la terrible lutte, c’est un faible, un rêveur, un poète qui passe en secret les nuits sur son cahier de vers. Déchiré de doutes et de découragemens, il s’aperçoit bientôt que tout est malentendu dans son âme ; il n’aime pas la cause à laquelle il se sacrifie, il ne sait pas la servir ; il aime mal la femme qui s’est sacrifiée pour lui, il se sent décroître dans l’estime de cette dévouée; las de la vie, trop fier pour reculer, assez généreux pour vouloir libérer à tout prix sa compagne avant qu’un instant d’oubli ait fait d’elle sa maîtresse, Niéjdanof se tue; il a deviné qu’un de ses amis, mieux équilibré que lui, aime secrètement Marianne et va être aimé d’elle ; il unit en mourant les mains de ces deux êtres,