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de clore les débats. Ces réserves faites, je reconnais que les sorties de Potouguine sont le plus souvent ruisselantes de verve et de bon sens. « L’Occidental » daube sur ses bêtes noires, les slavophiles, il ridiculise les travers nationaux, et surtout cette manie d’affirmer que les choses les plus communes prennent une vertu mystique en touchant le sol russe. Il trouve des traits bien spirituels pour caractériser cette infatuation, par exemple, quand il parle de « la littérature en cuir de Russie, » quand il dit : « Chez nous, deux et deux font quatre, mais avec plus de hardiesse qu’ailleurs. » Après avoir vidé son carquois, le romancier noue une intrigue d’amour, il s’y montre, comme toujours, maître des secrets du cœur humain. Mais, ici encore, notre auteur a changé de manière. Jadis, il ne se plaisait qu’aux émotions virginales, la femme ne l’intéressait que jeune fille, il peignait l’amour loyal, marchant le front haut, même alors qu’il brave le monde. Pour la première fois, dans Pères et Fils, il avait donné un rôle de grande coquette à une jeune veuve, et avec quelles précautions ! Maintenant, dans Fumée et les Eaux printanières, il nous montre les passions cruelles, leurs tortures, leurs mensonges, leurs abîmes sans issue. La jeune fille est toujours là, tenue en réserve pour sauver au dénoûment le pécheur repentant; mais ce n’est qu’une pâle figure, reculée sur les plans lointains. D’aucuns préféreront peut-être ce bruit de tempêtes aux harmonies délicieuses des premiers romans; c’est affaire de goût, et je ne veux pas diminuer le mérite de Fumée, qui reste un chef-d’œuvre d’un autre genre; je constate seulement qu’à l’approche du soir, l’âme limpide du poète a reflété de lourds nuages et des cieux troublés. A la fin des Eaux printanières, après cette merveilleuse scène de la séduction, vraie comme la vie, comme la faiblesse de l’homme et le pouvoir diabolique de la femme, il y a des pages pleines d’une telle rancœur, qu’on se sent pris de pitié pour l’écrivain qui a pu les trouver.

En 1877, Tourguénef publia dans le Messager d’Europe son dernier roman de longue haleine, Terres vierges. Si mes souvenirs sont exacts, la traduction française parut d’abord dans le journal le Temps, comme pour tâter le terrain ; puis l’original se risqua en Russie et y circula sans obstacles. Rien ne fait mieux mesurer le chemin parcouru depuis le jour où la censure s’émouvait si fort de la lettre sur Gogol. Avec l’œuvre nouvelle, le romancier se hasardait dans les cendres brûlantes, sur une route qui conduisait autrefois jusqu’en Sibérie. L’ambition lui était venue de décrire le monde souterrain qui commençait dès lors à inquiéter l’empire; après avoir signalé le premier et exploré depuis vingt-cinq ans tous les courans d’idées jaillis du sol russe, l’observateur se devait de