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Le Nid de seigneurs fixa la renommée de l’écrivain. Ce monde est chose si bizarre que le poète, comme le conquérant, comme la femme, gagne l’attachement des hommes en les faisant souffrir et pleurer. Toute la Russie versa des larmes sur ce livre, la pauvre Lise devint l’idéal de toutes les jeunes filles; il faudrait remonter à Paul et Virginie pour trouver une œuvre romanesque ayant exercé une influence aussi souveraine sur une génération et un pays. Il semble que l’auteur lui-même continuât d’être hanté par le type puissant qu’il avait enfanté. Hélène, la victime du roman intitulé: à la Veille, c’est encore l’implacable volonté féminine, la fille sérieuse, renfermée et obstinée, poussant à l’aventure dans la solitude, échappant à toutes les influences, disposant d’elle-même avec un suprême mépris de l’obstacle. Cette fois, les circonstances ont changé: l’homme aimé est libre, mais repoussé par la famille; comme Lise allait au cloître, malgré les supplications des siens, Hélène va à son amant et se donne à lui ; elle ne soupçonne pas une minute que son acte puisse être coupable, elle le rachète d’ailleurs par la constance du dévoûment tout le long d’une vie d’épreuves. Dans ces études de caractères, un trait d’observation domine, et il est saisi sur le vif du tempérament national ; l’homme est irrésolu, la femme est décidée ; c’est elle qui force la destinée, sait et fait ce qu’elle veut. Tout ce qui dans nos idées serait hardiesse et impudeur, l’auteur le raconte avec tant de simplicité et d’une plume si chaste, qu’on est tenté d’y voir uniquement la liberté d’une âme plus virile ; les filles droites et passionnées qu’il crée sont capables de tout, sauf de trembler, de trahir, et de mentir.

Avec le Nid de seigneurs, Ivan Serguiévitch avait donné sa note intime, il avait épanché la source secrète, grossie de toutes les larmes refoulées dans le cœur durant la jeunesse, et qui tourmente le poète jusqu’au jour où elle trouve une issue dans son œuvre. Il se remit à étudier le milieu social, et dans ce grand branle intellectuel qui agita la Russie vers 1860, à la veille de l’émancipation, il écrivit Pères et Fils. On sait que ce livre marque une date dans l’histoire des idées. Le romancier avait eu la rare bonne fortune de discerner un état d’esprit nouveau, de le fixer dans un type inoubliable, et celle plus rare encore de baptiser cet état d’esprit du nom que tous cherchaient sans pouvoir le trouver ; c’était le bonheur de Christophe Colomb doublé de celui d’Améric Vespuce. — « Qu’est-ce que ce Bazarof? demande un des Pères, un des braves gens de la vieille génération. — Tu veux le savoir? lui répond son jeune fils, ami et disciple du terrible étudiant en médecine ; C’est un nihiliste. — Tu dis?.. — Je dis : un nihiliste. — Nihiliste, répète le vieillard, ah! oui, cela vient du latin nihil, chez nous nitchevo.