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frontière et lisant en russe les romans rustiques de George Sand, qui ont quelques affinités avec ceux de Tourguénef : que peuvent dire à cet homme la Petite Fadette et François le Champi ? Comment sentirait-il le parfum de terroir de notre Berry ? Il faut avoir vécu dans les campagnes décrites par Ivan Serguiévitch pour admirer comme il nous rend à chaque page la contre-épreuve exacte de nos impressions personnelles, comme il nous fait remonter à l’âme chaque émotion ressentie, aux sens chaque odeur subtile respirée sur cette terre.

Dans cet ordre d’idées, il faut citer entre tous le petit récit intitulé Biéjiin loug. Le Biéjin loug, c’est la prairie, où les jeunes paysans mènent paître les troupeaux de chevaux, durant les chaudes nuits d’été. Notre chasseur s’est égaré dans la brume du soir ; il erre longtemps par les landes solitaires, jouet des illusions de l’ombre ; enfin il aperçoit un feu dans les marais ; c’est le campement des petits pâtres ; l’étranger vient s’étendre à leur foyer, et, feignant d’être endormi, il écoute leurs propos. Accroupis autour du brasier, ces enfans se racontent des histoires, de ces histoires qu’on raconte après minuit. Ce n’est pas qu’ils aient peur, oh ! non : seulement des bruits douteux les font penser, des voix de nuit qui montent de la rivière, des appels d’orfraies, des hurlement de chiens quand le loup vient flairer les chevaux. La présence de l’invisible agit sur ces âmes simples, et les voilà se remémorant toutes les croyances du village russe ; on cause des roussalki, les dames des eaux, de l’esprit des bois, du domovoï, le génie de la maison, et de leur camarade Vania, qui se noya l’an passé, qui appelle les petits pêcheurs dans les courans profonds. Cela tient le milieu entre un conte de nourrice et un conte d’Hoffmann, et c’est encore autre chose, c’est plus naturel, plus sérieux ; le poète nous a amenés au diapason voulu avec une habileté infinie, il a fait parler la terre avant de faire parler ces enfans, et il se trouve que la terre et les enfans disent les mêmes choses ; ces petits ne sont que les interprètes du vieux monde slave ; ils refont à leur manière le Chant d’Igor, cette épopée panthéiste des anciens âges d’où toute la poésie russe est sortie. Cependant la nuit passe, l’esprit se détend, la lumière renaît et allège l’âme, une admirable description du soleil levant jette une note éclatante à la fin de cette symphonie fantastique en mineur.

Préférez-vous une corde plus humaine, plus intime ? Relisez les Reliques vivantes. Entrant d’aventure dans un hangar abandonné, le chasseur aperçoit un être misérable, sans forme et sans mouvement ; il reconnaît une ancienne servante de sa mère, une belle et rieuse fille jadis, maintenant paralysée et consumée par on ne sait quel mal étrange. Ce squelette oublié dans cette ruine n’a plus