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l’envie me prend de jeter la plume. J’ai dit que cet homme était parfaitement bon; pourquoi, grand Dieu! ajouter d’autres éloges, et qu’est-ce que le surcroît des habiletés de l’esprit dont nous faisons tant d’état? Mais ce cœur a cessé de battre ; ceux qui l’ont connu sont rares, et ce sont des hommes; ils vont vite oublier et mourir. Il faut bien montrer aux autres, à tous, ce que le cœur éteint a laissé de lui-même dans l’œuvre d’imagination. Cette œuvre est considérable; elle témoigne d’un labeur persévérant. La dernière édition complète, celle des frères Salaïef, à Moscou, ne renferme pas moins de dix volumes : romans, nouvelles, essais dramatiques et critiques. De ces volumes, les plus dignes de survivre ont été traduits chez nous avec grand soin sous la direction de l’auteur; Tourguénef est le seul écrivain russe duquel il y ait plaisir à parler en France, devant un public initié. Parlons donc de l’écrivain, mais un peu bas, comme il convient de parler, sur une tombe à peine fermée, de ce qui est encore une vanité. Qui sait si l’on est content, là-haut, devant le Juge, d’avoir écrit, d’avoir manié sur la place publique ces armes redoutables et incertaines, les idées ?


I.

Le nom des Tourguénef a occupé durant tout ce siècle le public russe. Un cousin du romancier, Nicolas Ivanovitch, après avoir marqué dans le service de l’état sous Alexandre Ier, fut impliqué dans la conspiration de décembre 1825, et exilé par l’empereur Nicolas; il vécut le reste de ses jours à Paris, où il publia son grand ouvrage, la Russie et les Russes. C’était un esprit honnête, distingué, un peu étroit et illusionné ; l’un des plus sincères de cette riche génération qui se réveilla libérale après 1812. On sait comment elle avorta : ces colonels de la garde avaient vu passer dans leurs songes le cheval blanc et le panache constitutionnel de M. de La Fayette; ces universitaires, grisés du Contrat social, des théorèmes des physiocrates, avaient rêvé pour leur énorme et pesante Russie un de ces mécanismes fragiles que fabriquait l’abbé Sieyès. Ils jouèrent au conspirateur en enfans; le jeu finit tragiquement; les décembristes allèrent expier leur rêve chimérique en Sibérie ou en exil. Ces cœurs généreux supportèrent leur infortune avec dignité; Nicolas Tourguénef se fit de loin leur avocat et leur théoricien ; surtout il continua à plaider avec chaleur la grande cause de l’émancipation des serfs; son jeune parent n’eut qu’à ramasser une tradition de famille le jour où il sonna le glas du servage avec son premier livre.

Ces Tourguénef vivaient en gentilshommes terriens dans leur