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remis en lumière par un chercheur heureux, vienne brusquement faire le jour sur un point discuté de la politique de Louis XIV ou de Guillaume III ; on ne peut pas concevoir qu’un chef-d’œuvre à retrouver vienne brusquement faire déchoir la comédie de Molière ou le drame de Shakspeare de la hauteur de gloire où l’admiration des siècles a placé Tartufe et Othello. On peut concevoir encore que des Mémoires secrets ou des Correspondances diplomatiques, restés jusqu’alors inconnus, nous révèlent tout à coup le secret d’une manœuvre de Louvois ou d’une intrigue de Bolingbroke; on ne peut pas concevoir qu’une lettre même de Swift ou qu’un document émané de Voltaire modifient jamais l’idée que nous nous faisions des Voyages de Gulliver ou de Zadig et de Micromégas. On peut concevoir enfin que des papiers d’état, jusqu’alors mystérieusement enfermés sous une triple serrure, dans l’archive des chancelleries, nous apprennent les raisons positives d’une résolution de Frédéric le Grand ou d’une décision de Marie-Thérèse ; mais on ne peut pas concevoir qu’un sophisme inédit de Jean-Jacques ou de Diderot réussisse à prévaloir contre ce que contiennent de gravé pour l’éternité le Contrat social ou le Supplément au voyage de Bougainville. Il n’y a pas de littérature occulte. Toutes ces œuvres sont ce qu’elles sont; une fois parties de la main de leurs auteurs, elles vivent, elles grandissent, elles se développent en dehors et indépendamment d’eux, et il n’appartient de modifier le jugement que l’on en porte qu’à la diversité des esprits qui s’appliquent successivement à leur interprétation.

Voilà l’objet propre de la critique : interpréter les œuvres, et à mesure qu’elles vivent plus longtemps, trouver des raisons plus profondes pour expliquer cette vitalité. Il y a désœuvrés qui survivent à leurs auteurs; il y en a qui meurent avec eux; il y en a même à qui leurs auteurs survivent. Il y en a qui ne durent pas au-delà du siècle qui les a vues naître; il y en a qui durent plus longtemps que la langue même qu’elles ont parlée. Pourquoi cela? C’est le problème à résoudre, et qui n’est jamais résolu, ni ne le sera sans doute jamais puisqu’à chaque génération d’hommes il se pose en des termes nouveaux, et, pour tout homme de cette génération qui l’aborde, en des termes sensiblement différens. J’exprime aujourd’hui sur l’œuvre qui vient de paraître un avis consciencieusement motivé; nul ne sait ni ne peut savoir ce qu’il vaudra demain; cela dépend uniquement de ce que l’œuvre pourra durer au-delà de moi qui la juge et de l’artiste qui l’a faite; et si même ni lui ni moi ne nous sommes trompés, l’avenir découvrira dans cette œuvre ce que je n’y ai pas pu voir et ce que l’artiste n’a pas pu vouloir y mettre, c’est-à-dire tout ce que le temps écoulé y aura lentement ajouté de valeur. Ce serait le cas de reprendre ici la fameuse comparaison de Stendhal : « Ce que j’appelle cristallisation, c’est l’opération