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cet âge, il y a donc des liaisons, tout un système de communications et d’échanges, une solidarité qui fait de chacune de ces parties ce que la science appelle une fonction de l’ensemble. On peut se proposer, dans les monumens d’un art ou d’une littérature, de ressaisir les témoignages de cette solidarité. Les drames de Shakspeare deviennent alors comme un vaste miroir où se réfléchit toute la civilisation de l’Angleterre du XVIe siècle, et les tragédies de Racine une fidèle image de l’esprit français au temps de Louis XIV. L’histoire de la littérature et l’histoire des mœurs s’illuminent ainsi l’une l’autre d’une lumière toute nouvelle, si nouvelle en vérité, que même en Angleterre, avec tout ce qu’elle trahit de parti-pris et d’esprit de système, l’Histoire de la littérature anglaise de M. Taine aura fait presque révolution. Je serais curieux d’apprendre le besoin que M. Taine y a eu de documens inédits.

La vérité, c’est qu’à voir les choses comme elles sont, on a été dupe, dans cette recherche acharnée de l’inédit, d’une confusion fâcheuse entre les procédés de l’histoire proprement dite et ceux de l’histoire littéraire ou de l’histoire de la littérature. Non pas, certes, que dans ce débordement d’inédits tout ait été profit pour l’histoire elle-même, et que, si de grands gains ont été faits, de grandes perles ne pourraient pas bien les avoir compensés. Qui voudrait par exemple, éplucher, je dis le catalogue même de la collection des Documens inédits ou celui des publications de la Société de l’histoire de France, y noterait plus d’un volume que l’on eût tout aussi bien fait de ne pas mettre au jour. On pourrait encore examiner la question de savoir si, sous le prodigieux amas de ces publications, après avoir quelque temps lutté, les facultés maîtresses de l’historien : — l’art de peindre, l’art de composer, l’art de généraliser, — n’ont pas fini par succomber, au pire détriment des intérêts de l’histoire. Et je ne regarderais pas enfin à me demander si vraiment, dans ce siècle où nous sommes, dans les années surtout qui viennent de s’écouler, on a, tout compte fait, à l’aide de ces documens, déchiffré tant d’énigmes, résolu tant de problèmes, et vidé tant de questions historiques? Car j’admire, pour moi, l’extrême modestie de certains historiens quand ils ont l’air de croire que s’ils renouvellent l’histoire des Origines de la France contemporaine, c’est au moyen de ce qu’ils ont découvert de pièces ignorées dans les cartons des archives. Mais plutôt j’aurais quelque tendance à croire que, sans pièces inédites ni documens nouveaux, leur œuvre, étant signée d’eux, serait encore ce qu’elle est, et tout ce qu’elle est.

Admettons cependant, pour aujourd’hui, qu’il n’y ait ni ne puisse y avoir en histoire abus du document inédit; il n’en demeurera pas moins vrai que l’histoire n’est pas la littérature. On peut bien concevoir, à la rigueur, qu’un fait, jusqu’alors demeuré dans l’ombre et