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ne pouvait absolument pas s’imprimer du vivant des auteurs, comme les Mémoires de Saint-Simon, comme la Correspondance de Mme du Deffand, commit les Confessions de Rousseau, je ne vois guère que la publication des vers d’André Chénier, celle de la Religieuse, du Neveu de Rameau, des Salons de Diderot, et enfin la restitution selon sa teneur authentique, — ou à peu près, — du texte des Pensées de Pascal, qui constituent un profit net et un enrichissement durable. Certes, c’est quelque chose, et c’est même beaucoup. Aussi ne chicanerai-je pas sur les mots et ne demanderai-je pas si ce sont vraiment là ce que l’on appelle des inédits. J’en aurais bien le droit cependant, puisque c’étaient autant de pièces, comme on sait, destinées pour l’impression, et qui n’ont manqué de paraître du vivant de leurs auteurs que par des circonstances indépendantes de leur volonté. Mais, quant au reste, y compris ce que l’on a débrouillé de « variantes » parmi les manuscrits de la Bibliothèque nationale, pour les Sermons de Bossuet, et jusqu’à tel ramassis de vieilles anecdotes que l’on nous rapportait, il y a trois ou quatre ans, du fond de la Russie, sous le titre de Sottisier de Voltaire, j’ose dire naïvement que le second ne valait pas le prix exorbitant que d’intelligens libraires l’ont fait payer aux amateurs de livres, ni même les premières ce qu’il en a coûté d’ingrat labeur pour les déchiffrer. On devine là-dessus le cas que je ferais d’un poème inédit du brillant Delille, ou d’un ouvrage manuscrit du mélancolique Thomas. Il ne paraît pas, à la vérité, que les Delille et les Thomas, d’ordinaire, laissent derrière eux grand chose d’inimprimé.

Si maintenant il arrive quelquefois que la modestie d’un auteur a tenté de nous dérober la connaissance d’un chef-d’œuvre, il faut bien savoir que la même Providence, ou la même fortune, qui ne souffre pas que les grandes actions demeurent ensevelies dans les ténèbres, ne permet pas non plus qu’il ne se trouve pas, pour nous rendre ce chef-d’œuvre inconnu, quelque exécuteur testamentaire intelligent, ou encore, ce qui est bien plus sûr, quelque besogneux et avide héritier. On l’a dit, et on ne saurait trop le répéter: s’il n’est question que de valeur littéraire, ce qui demeure inédit, c’est proprement qu’il ne valait pas la peine d’être édité: Je suis convaincu, pour ma part, que si jamais les descendans de Montesquieu consentirent à livrer à la curiosité publique ce qu’ils détiennent encore des papiers de l’illustre auteur de l’Esprit des lois, on n’y retrouverait guère que les matériaux, à peine dégrossis, des œuvres que Montesquieu a publiées de son vivant. L’homme qui fît lui-même imprimer son Temple de Gnide ne m’est pas suspect, comme il le disait familièrement dans ses lettres, de n’avoir pas « vidé son sac » à ses contemporains. Je dis également sans hésiter que, si de la volumineuse collection des papiers de Rousseau qui se trouvent à la bibliothèque de Neufchâtel, il y aurait sans doute à tirer les plus précieux renseignemens pour une nouvelle