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par des mulets et des ânes, chargés les uns de 100 kilos, les autres de 50. Pour la durée des quatre mois de l’hivernage, du commencement d’août à la fin de novembre, la garnison de Kita, composée d’une compagnie de tirailleurs et d’une dizaine de canonniers, avait besoin de 36 tonneaux de vivres. Cela représente un convoi de 360 mulets et de 720 ânes. On peut juger par là du travail nécessaire non-seulement pour assurer la subsistance des garnisons, mais pour ravitailler la colonne par des convois faisant la navette entre les divers magasins de la ligue.

Et que d’accidens fâcheux ! que de déconvenues! Tantôt une épizootie se déclarait dans la viande sur pied, c’est-à-dire dans le troupeau qui suivait la colonne. Tantôt c’étaient des sacs de riz et d’orge qui avaient crevé en route et semé les ornières de leur grain, ou des boucauts de vin qui parvenaient à destination à moitié vides. Quelquefois aussi c’étaient des obus de 4 que n’accompagnait aucun sachet de poudre, ce qui faisait dire au colonel : « Il aurait été préférable de m’envoyer des sachets sans obus, j’aurais pu du moins faire du bruit. » A mesure qu’on s’éloignait de la base d’opérations, tout devenait plus difficile, et la ligne de ravitaillement s’allongeant sans cesse, c’était comme un allongement d’inquiétudes et de soucis; on n’en comptait plus les kilomètres. Heureusement la situation s’est améliorée. Grâce au ciel et surtout aux commandans de place, il y a déjà entre Bafoulabé et Bamako des tronçons considérables de routes, où peuvent circuler de petites voitures en tôle et à deux roues. On ne sera plus à la merci des ânes et des âniers.

Celui qui conduisait cette petite troupe de Médine à Kita et de Kita à Bamako, c’est-à-dire à près de 400 lieues de Saint-Louis, devait penser à beaucoup de choses. Mais le premier de ses soins était d’éviter les mauvaises affaires, de se battre le moins possible, de ne se servir de ses pièces rayées de montagne que dans les cas d’urgente nécessité, car les bons gendarmes ne cherchent pas les querelles et n’entrent dans celles des autres que pour les arranger. Tout le long du chemin, il s’occupait de se ménager des intelligences avec ses alliés naturels et de donner de bonnes paroles à ses ennemis, qui néanmoins l’ont contraint plus d’une fois à leur infliger de dures leçons.

La politique était sa principale étude, et la politique est fort compliquée au Soudan. On y trouve des empires conquérans, vivant d’exactions et de rapines, et des populations rançonnées par leurs vainqueurs qui les tiennent à la gorge, d’autres qui ont reconquis à grand’peine leur liberté et sont toujours sur le qui-vive. Du Haut-Sénégal au Niger, il y a partout ce qu’on pourrait appeler un parti national et un parti de l’étranger. Malinkés ou Bambaras, les opprimés sont fétichistes, les oppresseurs sont musulmans, et partout aussi ce sont les fétichistes qui sont nos amis ou qui sont capables de le devenir, en s’instruisant