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vivante et le fort debout, car il faut que les murs soient solides pour résister au déluge de l’hivernage, et la chaux manque dans ce pays de grès et d’argile. On est charmé aussi de découvrir que le télégraphe n’a pas perdu tous ses poteaux. Quelques-uns ont subitement reverdi, ce qui nuit beaucoup à la circulation des dépêches; ces poteaux étaient des arbres qu’on croyait morts et qui s’avisent de revivre. D’autres ont été renversés par les éléphans; mais on assure que ces intelligens animaux se dégoûteront bientôt de cet amusement, qu’ils apprennent déjà à passer sous les fils sans les détruire.

Si les pluies de l’hivernage sont dangereuses aux constructions, le soleil dévorant de la saison sèche est fatal à l’Européen. Le sol, surtout dans les plateaux ferrugineux;, est comme surchauffé et calciné. « Le rayonnement est tel, disait dans un de ses rapports le docteur Martin-Dupont, que, quelques heures encore après le coucher du soleil, parfois jusqu’à minuit, il suffit d’interposer entre la terre et son visage un écran et de le retirer brusquement pour éprouver aussitôt la sensation très nette de l’exposition devant un corps chaud. » Nos tirailleurs sénégalais, indigènes commandés par des officiers français, résistent sans peine à ces ardeurs, ils ne laissent jamais un traînard sur la route, et, en arrivant à l’étape, ils ont allumé du feu, puisé de l’eau, installé leurs tentes avant que les Européens aient rien fait. Mais une colonne expéditionnaire recrutée exclusivement parmi les indigènes serait sujette à se désagréger. Excellens soldats quand ils sentent des blancs, derrière eux, il serait fâcheux de les livrer à eux-mêmes. Ils tiennent de leur race, ils en ont la mobilité d’esprit, le goût du changement, la passion du pillage. Ces grands enfans sont souvent difficiles à conduire, sans compter qu’ils désertent quelquefois. Quelques souffrances qu’il endure, le blanc ne déserte jamais; il sait que la fuite serait pour lui le commencement d’une chasse à courre où il aurait le rôle du gibier, sans aucune chance de salut. Mais ce climat débilitant épuise bientôt ses forces. Quoiqu’on partît de très bonne heure, qu’on gagnât l’étape avant le milieu de la matinée, et que le soldat n’eût à porter que son fusil et son bidon, c’était encore trop. Le colonel y pourvut en faisant faire à tous ses soldats blancs une partie des marches à des de mulet. A la réserve de nos tirailleurs, il n’y a qu’une infanterie montée qui puisse atteindre le Niger.

Un autre gros embarras est la difficulté des transports. La contrée qu’on traversait offre une succession; de plateaux rocheux, aux pentes abruptes, coupés par des marigots profonds, d’abord pénible, et ce qu’on appelle au Soudan un chemin n’est d’ordinaire qu’un sentier mal tracé, escaladant quelquefois des cols escarpés ou disparaissant sous la vase des ruisseaux taris. Ce n’est pas sans crainte qu’on y fait passer du canon. L’éléphant d’Afrique n’ayant pas encore été domestiqué, le transport des vivres et des munitions ne pouvait se faire que