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leurs justiciables, ils ne voient pas la poutre que traîne celle dont ils se servent. Leur frugalité n’est qu’indigence, ou paresse d’esprits casaniers. Rivarol disait : « Le jugement se contente d’approuver et de condamner; mais le goût jouit et souffre : il est au jugement ce que l’honneur est à la probité. Ses lois sont délicates, mystérieuses et sacrées. L’honneur est tendre, et se blesse de peu. Tel est le goût; et, tandis que le jugement pèse son objet d’une main froide et lente, il ne faut au goût qu’un coup d’œil pour décider son suffrage ou sa répugnance, je dirais presque son amour et sa haine, son enthousiasme ou son indignation, tant il est sensible, exquis et prompt. Les gens de goût sont donc les véritables juges de la littérature. » Eh bien! si ces principes font loi, la plupart des aristarques de l’empire ne furent guère que des huissiers ou des greffiers. C’est qu’il y a chez eux divorce entre le sentiment et la raison. Loin de laisser l’œuvre agir sur eux-mêmes, et d’oublier ce qu’ils ont appris pour se livrer à l’émotion immédiate et directe, ils consultent un code et appliquent méticuleusement ses articles. De là vient que leurs éloges glissent sur les surfaces. Au lieu d’être le plaisir d’une libre découverte, et d’avoir l’accent d’un premier mouvement, ces panégyriques indistincts et anonymes pourraient indifféremment s’appliquer à tel ou tel. C’est une admiration qui procède moins d’une joie intérieure que d’une habitude prise : on dirait un hommage réglé par les rites d’une église, ou l’étiquette d’une cour. Accordons, à la vérité, que cette critique verbale convenait à une génération qui, ayant vécu dans les clubs ou les camps, fut tout aise de faire en quelque sorte ses classes sous la férule de ces pédagogues. Mais si cette discipline scolaire profitait à des lecteurs incultes, elle ne put susciter ou guider les talens. Elle les aurait plutôt découragés par son perpétuel veto et sa manie de façonner tous les esprits sur le même patron. Bonne pour établir la police dans un milieu anarchique, elle ne sut point ouvrir une de ces tranchées qui mènent à la prise d’une place, ni livrer une de ces batailles qui font avancer les idées. C’e-t à d’autres que les Hoffman et les Geoffroy, que les Dussault et les Féletz, qu’était réservé cet honneur : à Mme de Staël et à Chateaubriand.


GUSTAVE MERLET.