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les déesses Cotytto et Volupie. » Même quand il se trompe, une part de vérité se mêle donc à ses sarcasmes ; et, s’ils ne nous persuadent pas, ils nous intéressent par l’accent de la conviction, ou nous font sourire par une verve toute gauloise.

Sa marque propre est une fermeté qui n’exclut pas la souplesse, et une logique serrée qui se prête aux jeux de la fantaisie. Sa dialectique vigoureuse et légère combinait le raisonnement et l’ironie. Bien qu’il soit malaisé de détacher tel ou tel fragment d’un ensemble fortement lié, citons pourtant la page magistrale que voici : « Voyez Napoléon parvenu à l’apogée de sa gloire, quittant le palais de Saint-Cloud, au mois de mai 1812; suivez-le en Allemagne, où il voyage précédé par la terreur de son nom, et où il semble courir à une nouvelle victoire; contemplez-le au milieu de la plus belle armée qui ait fait trembler les peuples; assistez par la pensée à cette terrible bataille où six cents bouches à feu de chaque côté ont ébranlé les rives de la Moscowa et où la perte, de part et d’autre, a été de soixante-dix mille hommes et de quarante généraux; voyez le vainqueur arriver à cette cité lointaine, où ses soldats doivent trouver le repos après tant de fatigues, et d’où il va dicter des lois à la Russie épouvantée... Mais quelle affreuse péripétie! Bientôt, l’armée triomphante sort en silence de la ville où devait être le terme de ses travaux; elle repasse en désordre sur les lieux qu’elle a transformés en déserts; sa route est tracée par les victimes qu’elle y abandonne chaque jour; l’hiver et la famine y deviennent les auxiliaires de ses ennemis; accablée sans être vaincue, elle lutte contre tous les genres de mort qui conspirent sa perte : les tristes restes d’une armée si brillante repassent le Niémen, poursuivis par un détachement de cavalerie que leur faiblesse a rendu redoutable; le chef de tant de héros, cet homme qu’on ne louait point assez en le comparant aux Alexandre et aux César, rentre furtivement dans Paris, où il se cache; et, le lendemain, on entend ces mots sinistres : « Il est ici ; mais où sont ses soldats ? »

Quoi qu’en dise Chateaubriand, l’écrivain qui traçait ce tableau n’était pas seulement un peintre en grotesque. Eh bien! sa plume est tout aussi heureuse lorsque, annonçant un livre de gastronomie, elle débute ainsi : « Les houppes nerveuses, les papilles, les suçoirs qui tapissent chez vous l’appareil dégustateur sont-ils doués de cette sagacité élective qui tressaille au plus léger contact d’un condiment classique? Quand vous avez croqué un bec-figue cuit à point, avez-vous senti votre bouche s’inonder d’un torrent de délices inconnues au vulgaire? A la seule apparition d’un de ces mets divins qui sont réservés aux élus, a-t-on vu briller dans vos yeux l’éclair du désir, le rayonnement de l’extase, le charme précurseur