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II.

Avant tout, il convient de nommer Geoffroy, puisqu’il est le doyen de ces arbitres dont la férule s’appelait alors un sceptre. né à Rennes, en 1743, élève des jésuites, il appartenait à leur noviciat lorsque la dispersion de cette compagnie le laissa dénué de toutes ressources ; âgé de vingt ans, il prit alors le petit collet et entra au collège de Montaigu comme maître de quartier. Il quitta ces humbles fonctions pour devenir précepteur chez un riche financier, M. Boutin, dont il menait souvent les fils au spectacle; ce qui lui inspira le goût de l’art dramatique[1]. Mis en vue par trois prix de discours latin, et nommé à la chaire de rhétorique du collège de Navarre, puis du collège Mazarin, il remplaça bientôt Fréron dans la direction de l’Année littéraire, où, de 1776 à 1792, il continua les fâcheux exemples du polémiste acerbe immortalisé par cette épigramme de Voltaire :


L’autre jour, au fond d’un vallon,
Un serpent piqua Jean Fréron :
Que pensez-vous qu’il arriva?
Ce fut le serpent qui creva.


En même temps, il travaillait au Journal de Monsieur et à l’Ami du roi, feuilles monarchistes qu’emporta le tourbillon du 10 août. Pendant la terreur, il dut lui-même dérober sa personne : caché au fond d’un hameau, à quelques lieues de Paris, il se fit alors maître d’école, et n’osa reparaître qu’au lendemain de brumaire.

Il vivait de leçons données dans une pension obscure, quand M. Bertin l’y découvrit et s’avisa de lui confier le feuilleton du théâtre, institution nouvelle dont Geoffroy fut, comme il s’en vante, « le créateur et le père, » car il y conquit rapidement une célébrité prodigieuse qui imposa le genre à l’avenir.

Il n’était certes pas facile d’amuser et d’instruire le public trois ou quatre fois par semaine, d’avoir de l’esprit à heure fixe, et argent comptant, de traiter plaisamment les sujets sérieux, et de mêler aux plus frivoles des réflexions judicieuses, de louer le répertoire classique avec un accent personnel, de rajeunir un fonds épuisé, de

  1. Il fit même une tragédie intitulée Caton, qu’il semblait avoir oubliée, lorsque, plus tard, ses ennemis lui jouèrent le mauvais tour de citer comme tirés de sa pièce des vers ridicules qu’ils avaient eux-mêmes fabriqués. Il n’osa, pour les démentir, publier son œuvre.