Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 59.djvu/589

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’occasion d’aller dans les Balkans lui disputer les dépouilles de la Turquie. En présence d’une réalité aussi douloureuse, il ne lui a plus été possible de se faire illusion sur son imprudence; mais, comme il arrive toujours en pareille circonstance, elle ne s’en est pas accusée elle-même, elle un a accusé l’allie perfide qui l’avait attirée dans le piège et qui l’y avait enfoncée. L’alliance des trois empires, l’intimité de l’Allemagne et de la Russie, n’ont pas résisté à cette épreuve : la Russie sentait enfin tout le mal que le chancelier de fer lui avait fait, sous prétexte de lui montrer sa reconnaissance. « Il ne peut y avoir de doute, — écrivait en mars 1879 dans le journal le Nord une des meilleures plumes de la chancellerie de Saint-Pétersbourg, — il ne peut plus y avoir de doute ni sur l’hostilité générale de l’Europe à l’égard de la Russie, ni sur le but caché qu’avaient poursuivi, dès le début de la guerre, et ceux qui ne s’y étaient pas trop opposés, et ceux qui avaient été jusqu’à l’encourager. Quoique poursuivi par des moyens différens, dont le dernier n’était ni le plus amical ni le plus loyal, le but que tous avaient en vue était le même, savoir : l’affaiblissement militaire et financier de la Russie. Le développement de ses richesses, de ses immenses ressources nationales était en trop bon train. La Russie, recueillie, faisant épargne de forces vives, de capital, et de sang, devenait trop puissante. Son commerce s’étendant, son industrie métallurgique naissante allait prendre un grand essor; son réseau et son outillage de chemins de fer, se multipliant rapidement, pouvaient devenir menaçans pour ses concurrens, à une époque surtout où l’extension des relations commerciales et des débouchés constitue le principal objectif de toute politique. Il fallait l’arrêter dans cette voie de prospérité grandissante. La guerre contre la Turquie, où semblaient la précipiter ses généreuses aspirations pour ses frères opprimés d’Orient, était une occasion d’autant plus propice, qu’on était plus sûr de trouver unanimes les sentimens de l’Europe pour l’empêcher de profiter de ses succès militaires, lorsque le moment de conclure la paix serait venu. Tel est actuellement le sentiment général en Russie, et telle est la marche que l’interprétation des faits avait imprimés au raisonnement public avant de le convertir en conviction unanime. »

Ainsi, l’issue de la guerre turco-russe a détruit l’intimité de l’Allemagne et de la Russie. En revanche, son premier effet a été de jeter l’Autriche dans les bras de l’Allemagne. Sous l’enthousiasme produit par la cession gratuite de l’Herzégovine et de la Bosnie à l’empire des Habsbourg, l’ombre de Sadowa s’est dissipée, et M. de Bismarck a pu entrer à Vienne au milieu des acclamations populaires, phénomène inouï, car on n’a peut-être jamais vu un homme qui vient de détruire la puissance traditionnelle d’une nation, d’écraser