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il y en ait un d’aussi opportun, d’aussi avisé, et d’aussi heureux que celui au moyen duquel il a détruit la situation de la Russie et toutes les espérances qu’elle avait fait concevoir. Pour arrêter le recueillement de l’empire des tsars, pour l’empêcher de consolider son œuvre et de préparer sa mission, il a usé d’un procédé fort simple en apparence, mais d’une merveilleuse prévoyance : il a rouvert la question d’Orient. Mais, s’il eût rouvert cette question, comme à Saint-Pétersbourg on comptait qu’il le ferait, par reconnaissance des services rendus pendant la guerre de 1870, en se chargeant d’arrêter l’Autriche, afin de laisser une liberté entière à la Russie, c’eût été de sa part une politique bien aveugle; car elle lui aurait aliéné à tout jamais les Habsbourg, qui seraient devenus des alliés forcés de la France, et elle aurait donné une telle force aux Romanof que leur position en Europe, déjà si grande, s’en serait trouvée très agrandie. Le coup de génie de M. de Bismarck, c’est d’avoir fait rouvrir la question d’Orient par l’Autriche elle-même, et cependant de manière à ce que la Russie ne s’aperçût pas immédiatement du piège dans lequel on allait l’entraîner.

On a la mémoire si oublieuse en France que peut-être ne se souvient-on plus de la manière dont les derniers événemens qui ont bouleversé l’Orient ont éclaté. L’Allemagne comprenant, dès le lendemain de sa victoire, que l’alliance russe, qui l’avait rendue possible, ne lui survivrait guère, craignant d’ailleurs de laisser plus longtemps l’Autriche exposée aux tentations d’un rapprochement avec la France, inventa cette ingénieuse combinaison de l’alliance des trois empires pour le maintien de la paix, dont le vrai but était d’amener l’Autriche et la Russie à s’embrasser si cordialement en Europe qu’on n’aurait ensuite aucune peine à les éloigner toutes deux de l’Occident, où elles étaient dangereuses, et à les conduire dans les bras l’une de l’autre jusqu’en Orient, où elles se réveilleraient ennemies. Il y avait alors en Autriche un ministre qui ne se serait pas prêté à cette habile manœuvre, celui-là même dont les lèvres prophétiques avaient prononcé le mot : « Il n’y a plus d’Europe ! » M. de Beust. On provoqua sa chute, et il fut remplacé par un de ces esprits aventureux, hardis, pleins de génie, mais d’imprudence, qui se laissent volontiers engager dans toutes les entreprises audacieuses, pourvu qu’elles leur offrent l’attrait d’un brillant succès, le comte Andrassy. Le comte Andrassy se fit immédiatement le champion d’une politique qui répondait au sentiment le plus intime, sinon de l’Autriche, sinon surtout de la Hongrie, au moins de ce « parti militaire et de la cour, » qui en Autriche-Hongrie dirige sans contrôle les affaires extérieures. Cette politique, fort peu compliquée en elle-même, porte le nom non moins simple de « politique des lieues carrées. » Pour bien comprendre cette expression, il ne faut