Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 59.djvu/562

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« C’est bien dommage ! s’écrient-ils : la France était un si noble pays ! » D’autres naturellement ont plus d’arrogance et moins de pitié. Leurs paroles blessantes sont comme des glaives empoisonnés qu’en toute occasion ils vous enfoncent au cœur. Le langage des Français fixés à l’étranger n’est pas moins triste. On songe à favoriser l’émigration chez nous; les radicaux professent la théorie que c’est par des colonies volontaires, fondées sans intervention de l’état, sans appui militaire ou financier, que notre influence doit s’étendre au dehors, que notre commerce et notre industrie doivent faire la conquête du monde. Ils disent ces choses dans leurs journaux, ils le répètent à la tribune. Ah! que ne se sont-ils trouvés en Égypte depuis deux ans! Un jour, une émeute fanatique a massacré un grand nombre de nos nationaux dans les rues d’Alexandrie et les a menacés tous, non-seulement dans leur fortune, mais dans leur vie, et cela en face d’une flotte française qui n’a pas bougé ! Effrayés, humiliés, anxieux de l’avenir, ils se sont tournés vers la France, attendant avec une impatience fébrile le courrier qui devait leur apporter la nouvelle d’un secours prochain ; ils se sont jetés avec impatience sur les lettres et sur les journaux. Savez-vous ce qu’ils y ont appris? Que le conseil municipal de Paris songeait à mettre M. Camescasse en accusation, et qu’il demandait un maire!

Cette diminution de la France au dehors, ce sentiment, répandu à la fois chez les étrangers et chez les Français vivant à l’extérieur, qu’elle est entrée dans une voie d’irrémédiable décadence, sont d’autant plus malheureux que la situation européenne est loin d’être rassurante. La rupture de notre amitié avec l’Angleterre, la formation de la triple alliance constituent des faits graves, des événemens dangereux auxquels on aurait grand tort de prêter peu d’attention. Je ne prétends pas que ce nouveau groupement des puissances soit un péril immédiat ou peut-être même prochain. C’est un point sur lequel l’affirmation serait à coup sûr fort téméraire : j’ajouterai néanmoins que la négation le serait encore davantage. L’état actuel de l’Europe est tel que le moindre incident risque d’y amener une crise, et que cette crise, si elle se produisait, nous atteindrait toujours d’une manière directe ou indirecte. L’horizon est chargé d’innombrables points noirs d’où peuvent sortir les plus gros orages. Plus que jamais aujourd’hui, l’observateur perspicace, les yeux fixés avec quelque attention sur le ciel politique, hésiterait à dire que les idées de l’abbé de Saint-Pierre sont à la veille de se réaliser. L’aspect de l’Europe et du monde est loin d’éveiller dans les âmes les rêves pacifiques dont chacun de nous aimerait tant à se bercer. L’œuvre du congrès de Berlin est partout ébranlée. Nos rapports avec l’Angleterre, un instant intimes, n’ont jamais été plus tendus; la triple alliance, avec ses allures mystérieuses, suscite des appréhensions