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de l’avilissement de l’autorité, du retard apporté, — non pas à de grandes réformes qui sont chimériques, — mais à de modestes réformes qui seraient urgentes et qui sont négligées, du délabrement administratif, de l’accroissement des dépenses, de l’énervement du contrôle et de la diminution des recettes ; s’il ne s’agissait, dis-je, que de ces tristes résultats, dont il est pourtant impossible de faire sans amertume la longue énumération, on arriverait à en prendre son parti avec une douleur résignée et contenue. Les ressources de notre pays sont si grandes, la foi républicaine est si vive dans les populations, l’opinion, malgré ses entraînemens, est si profondément conservatrice, que toutes ces misères ne menacent jusqu’ici d’aucun danger prochain ni la république ni la France.

Mais les conséquences du désarroi politique qui va s’accroissant sont bien plus graves encore. Presque insensibles au dedans, elles ont déjà produit au dehors de terribles effets. Il est étrange qu’on se préoccupe aussi peu qu’on le fait parmi nous de la situation que nous créent les événemens qui se sont déroulés en Europe depuis quelques mois. Nous nous sommes endormis cet hiver sur la perte de l’Egypte, à laquelle nous n’avons pas donné beaucoup plus d’attention que n’en accordait Voltaire à la perte du Canada. La ruine d’une des œuvres les plus belles, les plus fécondes de notre politique méditerranéenne nous a laissés très indifférens, et personne ne s’est préoccupé outre mesure de l’impression que cette indifférence, ce scepticisme, cet aveu éclatant d’impuissance allaient produire autour de nous. L’Egypte était tombée de nos mains qui, depuis près d’un siècle, n’avaient cessé de la pétrir à l’image de notre propre pays : que nous importait ! Oh ! nous sommes loin des gloires des Pyramides, et nous nous soucions fort peu d’être regardés avec enthousiasme par quarante siècles d’histoire ! Ce sont là des plaisirs monarchiques dont notre austérité républicaine se prive aisément. Que le souvenir de l’admirable campagne de Bonaparte soit effacé par la bataille héroï-comique de Tel-el-Kébir, qui n’a pas duré vingt minutes et où personne n’a péri, nous n’en avons cure! Nous ne professons pas un moindre mépris pour la civilisation européenne introduite par nous sur les bords du Nil, pour nos lois, nos mœurs, notre langue que nous y avons implantées en des temps plus fiers. Peu nous importe même de laisser périr une colonie de dix-huit mille Français faisant avec Marseille un commerce de plusieurs millions, alors que nous dépensons de si grosses sommes et que nous tentons de si périlleuses expéditions afin d’établir quelques comptoirs au Tonkin et au Congo. Enfin, si le canal de Suez, que l’Angleterre cherche si brutalement à nous arracher, nous échappe un jour, si cette clé du commerce asiatique nous est enlevée, si cette route de la Cochinchine et de Madagascar est gardée par des soldats