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pourrait s’enorgueillir de Bernard ; par ce privilège, le bel Armand devient un meilleur personnage de comédie que Duversy et Fourchambault. Ceux-ci, en effet, ne connaissant pas leur paternité, nous ne pouvons voir comment elle modifierait leurs sentimens et leurs caractères : au contraire, le bel Armand recueille dans sa maison André Laroche, il le met à côté de son fils légitime, et bientôt de ce rapprochement résulte un changement singulier dans ce cœur de père : l’amour paternel se transporte du fils légitime au bâtard.

Qu’est-ce que ce fils légitime ? Il n’est pas mauvais tout d’une pièce et par cette simple raison qu’il est légitime, comme on pouvait le craindre dans un temps où l’art dramatique mène si rudement les représailles des bâtards contre la société : il est bien le fils du bel Armand (le sérieux André doit tenir de sa mère) ; d’ailleurs, il a été élevé par son père, et cette éducation a porté ses fruits. Il rappelle Léopold Fourchambault ; il est plus tendre et plus léger ; il est resté plus enfant, étant le fils d’une mère meilleure, d’un père moins faible, d’une famille plus unie : Fabrice ne formerait pas comme Léopold un plan de séduction contre une jeune fille recueillie sous le toit paternel. Lorsqu’André paraît dans la maison, Fabrice le reçoit d’abord sans méfiance ni jalousie. Cette colère amassée peu à peu qui l’égarera tout à l’heure et le précipitera contre son frère, c’est la colère de ses bons sentimens plutôt que de ses mauvais ; elle est injuste, et pourtant c’est la colère des louables résolutions repoussées, de la tendresse filiale et de l’amour déçus et supplantés, plutôt que du dénigrement et de l’envie. Si Fabrice était mauvais, il ne souffrirait pas de voir son père l’abandonner à sa paresse et l’y rejeter ; il ne souffrirait pas de voir l’affection des siens se retirer de lui ; peu lui importerait qu’un autre occupât sa place dans leur esprit et dans leur cœur, pourvu qu’il ne la prit dans leur héritage. Mais le fils du bel Armand est oisif, étourdi, tel que l’a fait et formé son père, pas plus que son père, il n’est mauvais ni méchant. Cette dépossession de son patrimoine moral, qui lui devient plus cher à mesure que la conquête d’un autre lui en rappelle le prix, cette élimination de la famille le touche au bon endroit, et c’est une cause honorable qui le fait agir injustement ; c’est un ferment généreux qui fait lever peu à peu sa colère ; c’est un réveil de vertu qui le pousse violemment au bord du crime : par là le personnage est original et dramatique.

Je ne jurerais pas que celui de l’ingénieur adultérin soit aussi neuf. Il est de règle, dans le théâtre moderne, que les fils de l’amour soient parfaits ; c’est à ce point qu’un homme marié, s’il fréquente le spectacle, doit résoudre de ne jamais faire ses enfans lui-même ; les fils légitimes sont toujours de qualité douteuse, comme la pâtisserie faite à la maison ; mais regardez-moi ces bâtards : quelle pâte ! Au moins dirons-nous, pour ne scandaliser personne, qu’un