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a affranchies, l’impression qu’emporte de son rapide séjour le voyageur le moins sympathique au jeune royaume est certainement que la Grèce est en voie de « redevenir ; » que gouvernés et gouvernans préparent lentement mais sûrement cet avenir, rêve patriotique de tous les Hellènes, et que cet avenir leur appartient. Néanmoins, pour bien comprendre l’importance des progrès accomplis, pour mesurer surtout les efforts dont ces progrès sont le prix mérité, peut-être faut-il avant que le temps ait affaibli la vivacité des impressions reçues, visiter les îles encore courbées sous la domination turque, Chio, Lesbos, Rhodes, la Crète, et mieux encore ces ports de l’Asie-Mineure et de la Syrie, qui depuis le moyen âge portent le nom caractéristique d’Échelles du Levant. Partout dans ces îles, dans ces ports, on est frappé de l’abandon, de la solitude qui en font des villes mortes déjà, ou tout au moins des villes vouées à une mort certaine, comme sous les étreintes d’un fléau implacable. Leur aspect est, à quelques différences près, insignifiantes d’ailleurs, toujours le même, uniforme, identique dans ses traits généraux. Signe visible de la servitude politique, de l’infériorité religieuse de la population native, le pavillon rouge au croissant étoile flotte sur quelque bastion resté debout et dominant des remparts que le temps a éventrés, que l’incurie musulmane laisse s’écrouler pierre à pierre ; des minarets à la flèche aiguë s’élèvent vers le ciel, au-dessus des maisons jetées comme au hasard le long du rivage et aux flancs de collines prochaines ; leurs façades sans ouvertures, blanchies à la chaux, rappellent ces sépulcres dont parle l’évangile ; la ville elle-même avec ses longues files de cyprès, l’arbre aimé des Turcs, ressemble souvent à un vaste cimetière ; autour d’elle s’étendent des plaines aux maigres cultures, où, de loin en loin, comme pour attester la fertilité du sol, apparaissent quelques champs de vignes, quelques bouquets de mûriers, de figuiers et de grenadiers sauvages. Des collines arides et dénudées relient les plaines aux montagnes qui ferment l’horizon, semblables à d’immenses barrières de marbre et de granit. L’œil y cherche vainement une hutte, un sentier, un signe de l’activité, de la présence de l’homme ; bien plus, pas un arbre ne tache de son feuillage ces roches abruptes, pas un oiseau n’anime de son vol ces âpres solitudes, la vie y semble impossible. Devant ces mornes paysages, dont un soleil rayonnant, dont un ciel d’un éclat incomparable font encore ressortir la tristesse, les vers du poète reviennent incessamment à l’esprit : « Les Turcs ont passé là, tout est ruine et deuil. » Dans leur sombre réalisme, ces quelques mots résument l’histoire de ces longs siècles de dure oppression, d’aveugle fatalisme, qui ont créé ces déserts dans ces pays jadis si riches et si peuplés.

Pourtant, parmi ces cités mortes dont les noms défigurés