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jamais au-delà du cercle d’une seule famille, et celui qui semble parfois menacer de quelque irréparable catastrophe la société tout entière ? Aussi n’était-ce point là ce que voulait dire Bonaparte, et n’est-ce pas non plus ce qu’entendent après lui ceux qui croient qu’il avait raison, mais, tout au contraire, que quelque danger dont on veuille les effrayer, ils le voient bien, le reconnaissent, le redoutent, sont prêts à faire ce qu’il faudra pour l’écarter, ou le contenir, ou le combattre, et ne laissent pas d’estimer néanmoins que le danger serait plus grand encore de compromettre gravement la dignité du mariage, — ce qui serait ébranler la constitution de la famille, et par suite, le fondement de la société civile. J’ajouterai que si l’on savait être impartial, même envers l’homme de Marengo, peut-être n’affecterait-on pas de croire qu’il ait jeté ce jour-là le poids de l’épée dans les balances de la justice. Mais il ne faisait que répéter à sa manière le mot de Montesquieu : « Il a fallu, dans les pays où la loi d’une seule femme est établie, flétrir le concubinage ; il a donc fallu flétrir les enfans qui en étaient nés. »

Si M. Dumas a négligé de considérer ce point de la question, d’autres l’ont fait, sentant bien qu’il était capital. Comme nous essayons de maintenir ici la discussion aussi près de terre qu’il nous est possible, afin de ne pas être accusé de répondre à des raisons par des phrases, à peine parlerons-nous de ce que toute tentative de faire porter aux unions libres les effets légaux du mariage a en soi de scandaleux, d’impie, et de sacrilège, pour tout ce que la chrétienté compte encore d’âmes vraiment pieuses. Il n’y a pas de catholique orthodoxe aux yeux de qui le mariage ne soit un sacrement avant que d’être un contrat ; il n’y en a donc pas aux yeux de qui le mariage ne soit profané, si l’on en ôte le sacrement ; et c’est évidemment l’en ôter, que de donner à l’union qui n’a pas été consacrée la valeur du mariage. Laissons pourtant aux théologiens le soin de donner toute sa force à cet argument. Tout au plus oserai-je insinuer que de semblables scrupules sont de ceux qu’un sage législateur ne peut pas prendre un plaisir tyrannique à violer ; qu’une réforme n’est jamais urgente qui risque de révolter une opinion nombreuse fondée sur la religion ; et que si, comme on le dit, les idées gouvernent le monde, c’est une raison de compter avec elles. Nos croyances, nos préjugés eux-mêmes sont une part de notre liberté qui peut-être a droit au respect ; et le prix que met aux choses l’estime commune que l’on en fait est incontestablement une part de leur valeur. Malheureusement, il est entendu de nos jours que ce sont là considérations de l’ordre sentimental, et c’est pourquoi, je le répète, on nous pardonnera de n’y pas insister. Elles prêteraient trop à l’éloquence, et le positivisme contemporain se moque de