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et cette élévation d’âme qui arrachait à Mme de Staël cet aveu qu’il était le modèle de tout ce qu’il fallait être dans l’amitié, l’étude et les affaires. Adrien de Lezay, au contraire, avait dans l’esprit quelque chose de tourmenté et de romanesque qui ne déplaisait pas à des raffinés. Il aimait à pascaliser, suivant sa propre expression[1]. Joignez à cela de la bonhomie et de la naïveté, mais plutôt dans la tête que dans le cœur, et vous vous expliquerez le goût qu’avaient pour lui Necker et sa fille, et l’intérêt que lui porta Mme de Beaumont.

Malgré un ouvrage de jeunesse intitulé les Ruines, et un opuscule Sur la nécessité où est le gouvernement de se rallier à l’opinion publique, son nom n’était pas sorti d’un cercle restreint. Le tact politique lui faisait défaut. Mme de Staël, le 1er août 1796, écrivait de Coppet à Rœderer : « Il faut que je vous blâme d’avoir publié le morceau d’Adrien. Il est certainement très bien fait, très spirituel et très raisonnable, mais le commencement surtout est souverainement impolitique. Nous sommes ici trois personnes d’opinion différente : mon père, Benjamin et moi, nous avons tous les trois sauté d’effroi au début d’Adrien. » En 1797, il prit sa revanche. Au moment où Benjamin Constant publiait les Réactions politiques, Lezay fit imprimer dans le journal de Rœderer des réflexions sur les causes de la révolution et ses résultats. Mme de Beaumont appela aussitôt sur cette publication l’attention de Joubert : « Connaissez-vous le nouvel ouvrage d’Adrien de Lezay ? Je ne l’ai point encore lu, je crains bien que le pressentiment de ce pauvre jeune homme ne soit justifié. Il est fort malheureux et fort malade. » Son pamphlet fit sensation. C’était le premier essai d’un système emprunté et adopté depuis par plus d’un historien. Il excusait la terreur au nom de l’inexorable nécessité. « Ceux qui fondèrent la république en France ne savaient pas ce qu’ils fondaient. C’étaient, pour la plupart, des hommes perdus de crimes qui sentaient que, dans une démocratie, ce sont les plus factieux que la foule écoute le plus volontiers… La violence a fait un peuple neuf… Rome fut fondée par des brigands et Rome devint la maîtresse du monde. » Cette courte citation suffit pour faire apprécier la thèse. C’est cette idée que nous retrouverons souvent dans la bouche et sous la plume de plus d’un politicien et qui est ainsi formulée : Il fallait le despotisme de la convention pour préparer les voies à une constitution libre.

Benjamin Constant, dans quelques pages éloquentes, réfuta victorieusement une doctrine fausse en elle-même, dangereuse dans ses conséquences. Il prouva que la terreur n’avait pas été

  1. Lettre de Mme de Beaumont à Joubert (12 mai 1798).