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oreilles, elles s’emplissaient du retentissement du canon de Marengo, 25 prairial an VIII. Mme de Beaumont, éblouie elle-même, fulmine contre « M. Benjamin, novateur perpétuel, ennemi de tout ordre, de toute modération, et qu’on devrait bannir de tout état policé. Il a pensé être renvoyé en Suisse et avec lui Mme de Staël. Ils ont été quittes à peu près pour la peur ; elle est cependant obligée de rester à Saint-Ouen… Voilà ce qu’ils ont retiré de l’impatience enfantine de jouer à l’opposition sans bien savoir, comme dit Rioufle, ce que veut dire opposition. » — Riouffe en parlait à son aise : il allait être nommé préfet de la Côte-d’Or, puis de la Meurthe. Quant à Mme de Staël, elle n’en était pas seulement quitte pour la peur : elle devait errer pendant dix années sans foyer, fuyant la proscription de royaume en royaume. Mme de Beaumont, si elle eût vécu, se fût mise du côté de la persécutée et elle eût cherché à serrer les mains de Delphine exilée, malheureuse et désespérée.

Nous avons hâte d’entrer dans le petit salon bleu de la rue Neuve-du-Luxembourg. Il est à la veille de s’ouvrir. Joubert va se fixer à Paris la majeure partie de l’année. Fontanes est rentré d’Angleterre. Il a été rayé de la liste des déportés. Il est devenu l’ami de Lucien et de Mme Bacciochi. Il a été choisi par Bonaparte pour prononcer l’éloge de Washington, en attendant qu’il soit nommé membre du corps législatif. Rien ne manque à son influence ; mais avant de voir introduire auprès de Mme de Beaumont celui qui devait être tant aimé et prendre toute la place, nous ne pouvons passer sous silence un de ces incidens dont l’existence d’une femme d’une grâce attirante est semée, souvent malgré elle.

Quelle que soit la force ou l’étendue de son esprit, le visage d’une jeune femme est toujours un obstacle ou une raison dans l’histoire de sa vie. Dans le salon de Mme de Staël, Mme de Beaumont avait rencontré un homme dont l’ensemble des qualités et des défauts formait un composé piquant et bien près d’être attachant[1]. Il se nommait Adrien de Lezay. Son père avait été député de la Franche-Comté à l’assemblée constituante. Ancien officier au régiment du roi, Adrien (comme l’appelait tout court Mme de Staël) s’était retiré à Goettingue pendant la terreur et était rentré immédiatement après le 9 thermidor. Il avait épousé la veuve du marquis de Briqueville, tué à Quiberon. Chose assez bizarre, c’était aussi un maladif, comme Fr. de Pange : il en avait la vigueur d’intelligence, sans posséder au même degré la grandeur du caractère

  1. Rœderer, tomes IV et VIII.