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fin des petites combinaisons étaient ignorans de toutes choses. Il leur préférait de bien loin celui qui, sans prétention, s’amuse à ses heures perdues à faire des ronds dans un puits.

Mme de Beaumont était plus libérale, elle eût acclamé la charte. Mais la république n’étant à ses yeux que le régime du sang, toute tentative faite pour la consolider lui paraissait ou une folie ou une chimère. Elle ne voyait de républicain que les statues et les bustes de l’ancienne Rome qu’envoyait d’Italie le général Bonaparte. Elle ne s’associait pourtant à aucune des entreprises royalistes ; elle n’osait même pas espérer ; mais elle ne pouvait s’expliquer cette flamme qui animait l’admirable Mme de Staël contre les gouvernemens militaires ; et elle était loin de voir avec la même appréhension la nation, fatiguée, en arriver à ce degré de crise où l’on croit trouver de la sécurité dans le pouvoir d’un seul. Elle faisait remonter à Benjamin Constant la responsabilité de l’attitude de la fille de Necker, tandis qu’au contraire, elle était son Egérie. Lorsqu’en floréal an VII parut la brochure de Boulay (de la Meurthe), qui reconnaissait légitime toute mesure conforme à l’intérêt et au salut du peuple, c’était encore Mme de Staël qui, proclamant la souveraineté de la justice en politique, inspirait les Suites de la contre-révolution de 1660, en Angleterre, le meilleur des pamphlets de Benjamin Constant et celui que Mme de Beaumont lisait de préférence[1].

Elle assistait à un spectacle étrange ; une sorte de consomption sénile rongeait le directoire. La France, si redoutable par ses armées, semblait à l’intérieur affaissée sur elle-même. S’il est un document utile à consulter sur cette fin de la révolution, c’est le Bulletin des lois. Jamais on n’avait tant légiféré, et jamais les lois n’avaient autant parlé dans le vide. On en était arrivé par exemple, le 17 thermidor an VI, à interdire le travail et l’ouverture des boutiques le jour des décades ou de certaines fêtes civiques, comme celle de la Jeunesse ou des Vieillards, ou de la Souveraineté du peuple. On obéissait, mais le mépris gagnait, en même temps que les ressorts s’usaient. Pendant qu’elle se détachait de sa forme de gouvernement, la nation restait au contraire plus passionnément attachée à la révolution elle-même, aux résultats qu’elle avait produits. La haine de l’ancien régime s’était tellement enracinée dans les cœurs, qu’elle tenait lieu de toute autre conviction. Pourvu qu’on pût garantir d’un retour en arrière la masse des acquéreurs de biens nationaux et ceux qui les avaient vendus, les nouveaux fonctionnaires et les officiers qui avaient conquis leurs grades, on se

  1. Lettre du 12 mai 1796.