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lorsqu’ils voulurent ramener au pouvoir les constitutionnels et, malgré les jacobins, prendre la tête de ce parti libéral si difficile à constituer en France, ils s’aperçurent qu’ils n’étaient pas suivis. Le premier pamphlet de Benjamin Constant, de la Force du gouvernement actuel de la France et de la Nécessité de s’y rallier, témoignait d’une singulière ignorance de notre pays. Vouloir l’habituer au jeu des institutions représentatives quand les conventionnels avec la constitution de l’an III étaient encore au pouvoir, vouloir éviter, par la pratique de la liberté, les recours violens dont périssent tôt ou tard les gouvernemens qui les emploient, c’était une grave inexpérience. Il y a des pentes que l’on ne remonte pas quand on les a une fois descendues.

Une conversation du général Mathieu Dumas avec Treilhard explique pourquoi le parti du directoire ne put s’entendre avec les constitutionnels[1].

« TREILHARD. — Vous êtes de fort honnêtes gens, fort capables, et je crois que vous voulez sincèrement soutenir le gouvernement, mais nous, conventionnels, nous ne pouvons vous laisser faire. Il n’y a rien de commun entre nous.

« — Quelle garantie vous faut-il donc ?

« — Une seule, après quoi nous ferons-tout ce que vous voudrez. Donnez-nous cette garantie et nous vous suivrons aveuglément.

« — Et laquelle ?

« — Montez à la tribune ; déclarez que, si vous aviez été membre de la Convention, vous auriez, comme nous, voté la mort de Louis XVI.

« — Vous exigez l’impossible, ce que à notre place vous ne feriez pas. Vous sacrifiez la France à de vaines terreurs.

« — Non, la partie entre nous n’est pas égale ; nos têtes sont en jeu. »

Benjamin Constant n’en continuait pas moins à défendre la république menacée par l’arbitraire des républicains, plus encore que par les attaques des royalistes. Il se faisait nommer secrétaire du cercle constitutionnel, en opposition avec le cercle de Clichy, et publiait son second pamphlet contre les réactions politiques. Joubert, auquel Mme de Beaumont prêtait les productions nouvelles, trouvait le choix des expressions et des tournures mauvais ou déplacé, et le choix des opinions encore plus insoutenable. A ses yeux d’ailleurs, le monde, en ce temps-là, était livré au hasard. Ceux qui prétendaient l’arrêter en jetant à ces vagues le gravier et le sable

  1. Souvenirs de Mathieu Dumas, tome III, p. 76.