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commençait à sentir le mérite de cette existence nouvelle ; elle végétait un peu, acceptant même les visites d’un insupportable voisin, M. Tron ; enfin, elle se donnait pour règle de se promener avec l’honnête, mais ennuyeux M. Perron. N’allons pas cependant la croire trop changée ; la Correspondance de Voltaire et la Jérusalem délivrée étaient sur sa table, et Joubert avec sa causerie toujours féconde, avec son amitié toujours vigilante, n’était pas loin. Sans doute, cette trop grande vivacité, cette mauvaise tête, n’étaient pas calmées au gré de son ami ; il y avait cependant du mieux, lorsqu’en pleine jouissance du soleil et de la belle lumière de Theil, elle fut invitée en mai 1798 au château d’Ormesson, où se trouvait Mme de Staël.

La curieuse lettre de Mme de Beaumont à Joubert dénote tout un changement et consacre cette fois définitivement l’ascendant qu’il avait su prendre. « Je veux vous écrire, dit-elle, tandis que je ressemble encore à la personne pour qui vous avez une bienveillance si aimable ; c’est celle-là dont je désire que vous conserviez le souvenir, en vous demandant pour l’autre intérêt et indulgence[1]. » Elle explique qu’elle ne se plaît pas dans le monde et qu’elle en redoute l’influence. Elle y éprouve une sécheresse de cœur, tandis qu’elle a éprouvé jadis un état plus doux ; et la charmante femme, intérieurement froissée, déclare qu’elle est prête quelquefois à douter des instans de bien-être dont elle a joui ; elle les placerait peut-être au rang des chimères qui avaient abusé sa vie, si le souvenir de Joubert ne s’y mêlait. Arrive alors cet aveu qui est toute la lettre : « Je ne conviens pas à la société dans laquelle je vis, mon esprit s’y use sans fruit pour moi, sans jouissance pour les autres. Celle qui la dirige a pris une route qui n’est pas celle du bonheur. Son esprit a pris une impulsion qui ne lui est pas naturelle. Il n’y a plus que son cœur de noble et de généreux ; il l’est à un degré éminent. » Quelle était la cause de ce refroidissement et de ce jugement sévère ? C’était Benjamin Constant.

Dès qu’elle l’avait vu, Mme de Beaumont avait ressenti pour lui une antipathie qui se changea en véritable aversion. Son entourage intime l’avait partagée. Joubert écrivait à Mme de Pange : « Quiconque chante pouilles à Benjamin Constant semble prendre une peine et se donner un soin dont j’étais chargé ; je me sens soulagé d’autant. Je crois donc vous de voir de la reconnaissance, à Mme de Beaumont et à vous : à elle de tout le mal qu’elle m’en dit, et à vous, madame, de celui que vous en pensez. » — Suit alors une diatribe dans laquelle les injures ne sont pas ménagées. Joubert, si réservé

  1. Lettre du 12 mai 1798.