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règlement de comptes avaient eu lieu entre Mlles de La Luzerne, qui habitaient Versailles, et leur tante. Les domaines de Bretagne, à Jouan, avaient été aliénés. Le château de Theil n’allait plus être la propriété de l’amie de Joubert. Elle avait vendu ses bois ; mais ses acquéreurs avaient fait faillite ; elle avait eu à soutenir des procès qu’elle venait de perdre. Cette lettre nous apporte ces précieux renseignemens avant même de nous prouver, sous une forme touchante, combien la domesticité d’autrefois faisait partie de la famille et s’élevait par elle[1].


« Versailles, 6 pluviôse.

« Madame, vous avez grande raison d’être persuadée que la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire a dû nous affliger. J’avais entendu dire qu’après l’arrangement de vos affaires, Theil pourrait vous demeurer. Nous en avions une très grande joie, ainsi que d’avoir appris que vous aviez gagné le procès de vos bois. Est-il bien possible que cela ne soit point ? Nous en sommes pénétrés. Je vous plains, madame, sous tous les rapports, votre cœur sensible sera déchiré de voir des malheureux autour de vous sans pouvoir leur faire le bien qu’ils méritent. Je suis bien sûre que votre bonne volonté adoucira leurs peines ; mais ils ne se consoleront pas, s’il faut, madame, qu’ils se séparent de vous.

« J’espère, madame, que vous ne perdrez rien avec les personnes qui viennent de faire faillite. Je le désire encore plus pour vous, madame, que pour moi, qui ai aussi une petite somme sur laquelle je fondais tout mon espoir. Ces messieurs m’en veulent de ce que je n’ai pas voulu accepter remboursement, il y a trois ans. Il était bien dur d’avoir du papier pour du numéraire. Toute ma petite fortune a disparu. Ce qui me reste en abondance, ce sont des douleurs. Je suis presque tout à fait impotente ; je marche avec peine dans ma chambre. Vous êtes, madame, beaucoup plus jeune que moi ; mais vous avez autant vécu pour le malheur.

« Si j’osais vous engager à tourner vos regards vers notre Père commun, j’ose croire que vous supporteriez toutes vos peines avec résignation.

« Ah ! si vous aviez encore le bonheur d’avoir l’asile de Jouan, je suis persuadée, madame, que vous feriez vos délices d’y passer vos jours. Qu’avez-vous éprouvé sur cette terre de douleurs ? Bien peu

  1. Nous devons communication de cette lettre, dont une partie a été publiée, à la bienveillance de la famille de Raynal.