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les bouches, Mme de Beaumont, quoique bien meurtrie, rapproche dans un parallèle Mme de Staël de celle qu’elle appelle la Providence du 10 août : « Elle est ce que Mme Roland se croit, mais elle ne songe point à en tirer vanité ; elle croit tout le monde aussi bon et aussi généreux qu’elle. Combien cette simplicité est aimable et ajoute encore à son mérite ! Tandis que l’orgueil de Mme Roland m’a presque rendue injuste, j’ai besoin de me rappeler sans cesse qu’elle est tombée sous le glaive pour lui pardonner. Elle m’a rappelé des intrigues qui ont réveillé en moi bien des ressentimens. J’espère cependant que je rends justice à son caractère, et je suis sûre de sentir toute la beauté de sa mort, »

Pendant ces années du directoire, où la sensibilité ardente de Mme de Staël se donna carrière, où elle vécut vraiment son roman de Delphine avant de l’écrire, nulle femme ne l’admira autant que Mme de Beaumont. Ce salon, où se heurtait le monde le plus disparate, membres du gouvernement, nobles rentrés, journalistes essayant de reprendre la plume, diplomates en quête de renseignemens, ne pouvait longtemps plaire à Pauline. Elle préférait voir dans l’intimité celle qui était d’abord à ses yeux la fille de Necker, du collègue de M. de Montmorin ; elle l’écoutait mieux, lui trouvait infiniment plus d’esprit dans les causeries à deux que dans le monde ; elle recevait la communication de ses écrits. Lorsque fut décrétée la constitution de l’an ni, dans sa brochure intitulée Réflexions sur la paix intérieure, Mme de Staël avait commencé à aborder son noble rôle de modérateur, de défenseur des idées libérales, s’efforçant de ne pas les rendre solidaires des crimes commis en leur nom. Necker était soupçonné d’avoir inspiré sa fille. « Son père, répondait Mme de Beaumont à Joubert, est trop fâché qu’elle se fasse imprimer pour l’aider ; l’ouvrage est bien entièrement d’elle ; sa beauté et ses défauts lui appartiennent. »

Mme Necker d’ailleurs venait de mourir, et Mme de Staël avait communiqué à son amie une lettre de Coppet d’une sensibilité profonde, où la douleur inguérissable absorbait tout l’homme. Ce regret qu’avait son père de la voir entrer dans la carrière des lettres, elle le partagea un instant. Après les premiers pas qu’elle fit dans l’espoir d’atteindre à la réputation, premiers pas habituellement pleins de charmes, elle eut ce sentiment de la solitude dans laquelle une femme est placée par la renommée. On veut rentrer ensuite dans l’association commune. Il n’est plus temps ; il n’est plus possible de retrouver l’accueil bienveillant qu’obtiendrait l’être ignoré. C’était cet effroi qu’à ses débuts dans la publicité elle confiait à Mme de Beaumont la dissuadant d’écrire ; mais bientôt le souffle de la gloire poussait Mme de Staël, et l’enivrement du succès faisait taire les