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la conscience de ses facultés intellectuelles et pas du tout celle des facultés de son cœur ; il savait bien qu’il avait plus d’esprit, une tête plus fortement organisée que le commun des hommes ; mais il ne savait pas, ou du moins, il ne s’était jamais dit qu’il fût meilleur, plus généreux, qu’il sût mieux aimer qu’un autre. »

Ces lignes, qui portent la marque du XVIIIe siècle, par la science de l’observation morale, sont bien aussi l’œuvre d’une âme grande et digne de sentir tout le bonheur de Mme de Sérilly. Nous sera-t-il permis de croire que Pauline ne se fût pas remariée, comme sa cousine, dix mois après son deuil, qu’elle n’eût pas épousé le marquis de Montesquiou-Fezensac, pour redevenir une troisième fois veuve en 1798 ?

Mme de Beaumont avait adressé à Mme de Staël cette oraison funèbre d’un de ces jeunes hommes qui se sentaient tous quelque chose là ! C’est-que Mme de Staël considérait Fr. de Pange comme le plus énergiquement, le plus spirituellement honnête de cette élite qui avait appelé la constituante ; et elle se plaignait à Rœderer qu’il n’eût pas dans son journal honoré cette noble mémoire ; aussi dès qu’elle eut reçu la notice de Mme de Beaumont, s’empressa-t-elle de la faire insérer dans le Journal de Peltier sous ce titre : François de Pange, par une femme de ses amies[1].


III

La Suède ayant reconnu la république, l’ambassadeur était rentré à Paris et avait rouvert sa maison. C’était un spectacle étonnant que celui de la société bigarrée de 1795 ; Mme de Staël l’a très exactement décrite dans ses Considérations. Comme la vie, à ses-yeux, consistait à causer, elle trouvait moyen, à défaut d’autres auditeurs, de déployer les richesses de son imagination, même devant les conventionnels, de qui son cœur sollicitait, sans relâche le retour de quelques émigrés.

Mme de Beaumont fut heureuse de la retrouver : « J’ai été bien touchée de la revoir après deux années d’absence et des siècles de malheur. Quand elle ne serait pas aussi remarquable qu’elle l’est par son esprit, il faudrait encore l’adorer pour sa bonté, pour son âme si élevée, si noble, si capable de tout ce qui est grand et généreux[2]. » Telles sont les premières impressions qu’elle confie à Joubert, et, comme le nom de Mme Roland était alors dans toutes

  1. Œuvres de Roederer, t. IV et V, et Paris en 1796.
  2. Lettre à Joubert.