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conversations intimes, entrecoupées de quelques voyages à Paris, nécessités par les embarras de fortune de Mme de Beaumont, furent sans nuages. En les rappelant au comte Mole, Joubert en pariait comme d’une sorte de paradis perdu, tant les deux âmes étaient près d’être parfaites. Il se mêlait à leur affection quelque chose de ce qui rend si délicieux tout ce qui rappelle l’enfance, c’est-à-dire le souvenir de l’innocence. Ce n’étaient que visites, échanges de livres, dans ce calme et doux pays de Bourgogne, entre Villeneuve, Passy et Theil, quand Mme de Beaumont put y rentrer. Il ne lui manquait que le coupage d’être heureuse ; mais, pour y atteindre, il aurait fallu d’abord avoir le courage de se soigner et la volonté de guérir.

« Je suis payé pour vous désirer de la santé, puisque je vous ai vue, lui disait Joubert ; j’en connais l’importance puisque je n’en ai pas.

« — Cela serait plus tôt fait, répondait Mme de Beaumont.

« — Plus tôt, oui, mais non pas bientôt, reprenait son ami. Enfin il faut aimer la vie quand on l’a ; c’est un devoir. Les pourquoi seraient infinis, je m’en tiens à l’assertion. »

L’année 1795 s’était écoulée dans une quiétude relative : à l’extérieur, la paix de Bâle venait d’accomplir la pensée du cardinal de Richelieu : la France réunissait ce qui est compris entre le Rhin, les Alpes et les Pyrénées ; à l’intérieur, la constitution de l’an m attestait les changemens raisonnables qui s’opéraient dans les idées et les théories ; mais elle ne guérissait pas les plaies de l’anarchie, et le malaise, qui était partout. François de Pange était pressé par Mme de Beaumont de donner son opinion sur le gouvernement. Il jouissait enfin du repos à Passy, replié sur lui-même, sans se dissiper ni se répandre ; il écrivit à sa cousine cette lettre admirable, comme un testament politique. Elle fut insérée dans le Journal de Peltier[1].

« Je ne puis me résoudre à publier même une brochure. J’ai cru longtemps à cet empire despotique de la raison, dont parle Montesquieu ; mais chaque jour j’y crois moins, chaque jour mon découragement augmente. Pour qui écrirais-je ? Pour quelques hommes raisonnables et éclairés dont j’aimerais le suffrage ? Mais ce que je dirais de vrai, ils le savent, et ce qu’ils savent ne sert qu’à eux. Ce n’est pas la peine d’écrire pour une stérile approbation et le faible honneur d’avoir raison.

« C’est la masse du peuple qu’il faudrait éclairer ; mais cette masse s’agite et ne lit pas. Il faut la calmer avant de l’éclairer. C’est l’ouvrage du temps, et cet ouvrage s’avance. Ce qu’on appelle

  1. Paris pendant l’année 1796, t, IX.