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qu’il voyait, ne comprenant plus rien ni aux livres, ni aux hommes, ni à ses propres pensées, et si peu semblable à lui-même qu’il écrivait à Mme de Vintimille : « Le souvenir de moi vaut mieux que ma présence, et je n’ose plus me montrer à ceux dont je veux être aimé[1]. »

Ce n’étaient heureusement que des crises intermittentes ; mais, pour les amener, combien devait être attrayante cette aristocratique jeune femme, et pénétrant son souvenir !


II

En décembre 1794, malgré un rigoureux hiver, Mme de Beaumont se décida à aller revoir ses amis qui avaient survécu ; son cœur était serré de quitter le pauvre logis de Dominique Paquereau ; elle était effrayée de revoir cette ville teinte encore du sang de tout ce qu’elle avait eu de plus cher au monde. Joubert, avec sa bonté prévoyante, l’avait recommandée à l’un de ses frères qui habitait Paris. Elle descendit dans un modeste hôtel de la rue Saint-Honoré. Quelle impression dut lui laisser le spectacle des lieux où tant de forfaits s’étaient accomplis ! Quelle transformation rapide comme un changement à vue !

Qui ne s’est demandé comment purent reprendre le train ordinaire de la vie les nobles qui, sans émigrer, avaient échappé aux horreurs de 93 et de 94 ? C’était pour les anciens privilégiés comme un mauvais songe. Ils se frottaient les yeux. Était-ce possible ? Quoi ! en aussi peu de temps toute une société anéantie ! Les quelques lettres datées de cette époque et conservées en province, dans les anciennes familles de commerçans, sont instructives. Seuls, ils s’étaient risqués, dès le lendemain de thermidor, à reprendre leurs affaires avec Paris et y étaient rentrés. Les rues étaient débaptisées ; les plus brillans hôtels étaient devenus des restaurans ou des maisons meublées ; dans les églises mutilées, le bonnet rouge planté sur une pique remplaçait la croix ; dans les vieux quartiers jadis tout noirs de couvens et d’abbayes, les cloîtres étaient éventrès, les chapelles transformées en échoppes, les clôtures des jardins ébréchées ; sur les murailles ces mots inscrits : Propriété nationale à vendre ! A tous les étalages, chez les brocanteurs, des dépouilles à acheter, ornemens d’autel, statues, reliquaires, tableaux, vieux livres ; les cafés et les cabarets multipliés ; seule la place de la Révolution était silencieuse, vide et nue. On n’y passait pas, Quelle modification plus complète encore dans le costume et dans

  1. Correspondance de Joubert.