Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 59.djvu/324

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

répondit qu’il ne voulait pas que l’âme d’aucune espèce d’homme eût de la supériorité sur la sienne. Cette âme ne s’était pas abaissée : la solitude, la réflexion, l’étude, l’avaient encore ennoblie. Depuis la révolution, la France lui paraissait un tourbillon habité par un peuple à qui la tête tournait. Ce qui lui semblait faux n’existait pas à ses yeux ; subtil à force de recherches, chassant aux idées, comme si elles étaient des papillons, rêvant la perfection comme le vulgaire rêve le bonheur, il était tourmenté, quand il écrivait, par l’ambition de mettre tout un livre dans une page, toute une page dans une phrase, et une phrase dans un mot. N’était-ce pas de lui-même qu’il disait que, pour juger de pareils esprits, il n’y avait pas de mesure usitée ? Aussi vivraient-ils ignorés et mourraient-ils sans monument, si quelque haute amitié ne se montrait à côté d’eux, comme un hasard fortuné, pour leur servir de stimulant et faciliter leur éclosion.

Fontanes aurait pu, à beaucoup d’égards, remplir ce rôle : Joubert lui était profondément attaché, et depuis ces années heureuses où les cœurs se lient le mieux. La seule entreprise littéraire à laquelle il ait songé pour augmenter ses ressources, une revue anglo-française, Joubert lui en avait confié l’essai ; il avait fait mieux ; pour lui assurer son indépendance, il l’avait marié à une femme de son choix. Sans doute il ne taisait pas à Fontanes ses peines secrètes, ses luttes entre un corps faible et une âme vigoureuse ; mais cet esprit rare, qu’il comparait à une noisette des contes de fées où l’on trouvait des diamans lorsqu’on en brisait l’enveloppe, cet esprit, si fin qu’il est parfois subtil, restait enfermé. Quelles mains délicates l’entr’ouvriraient ? Dans les momens d’inspiration et de ravissement où la contemplation parfois le plongeait, aux heures où il eût voulu que ses pensées s’inscrivissent toutes seules sur les arbres qu’il rencontrait, tant il avait la tête gonflée et tant il répugnait à écrire, Fontanes eût été le critique choisi ; mats le désir de plaire, la confiance absolue, cet encouragement dont les plus sages ont besoin, qui les donnera ? Et cette louange discrète, quelles lèvres la diront sans banalité, comme on veut qu’elle soit dite ?

Mme de Beaumont fut tout cela pour Joubert. Elle absente, l’esprit de son ami était presque absent. Vainement Fontanes lui recommandait d’écrire chaque soir le résultat des méditations de la journée et l’assurait qu’à la fin il aurait fait un beau livre, sans aucune peine ; Mme de Beaumont était alors au Mont-d’Or et ne pouvait que rarement lui adresser de ses nouvelles ; il devenait un marbre ; jusqu’à ce que, Béatrix étant pour toujours partie, il en arriva à s’ennuyer de ce qu’il entendait, de ce qu’il disait, indifférent à ce