Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 59.djvu/318

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

petit-fils, et quoique l’édifice portât sur son fronton le nom d’Énée, on pouvait dire qu’Auguste en était le centre, et qu’en réalité, il l’occupait tout entier :


In medio mihi Cæsar erit, templumque tenebit !


Pour préférer Énée à Romulus et aux autres, Virgile avait encore une raison qui devait lui sembler très importante : Énée figure déjà dans l’Iliade, son nom rappelle le souvenir des batailles auxquelles il a pris part et des guerriers qu’il a connus. Parler de lui était donc une occasion naturelle de multiplier les allusions aux poèmes homériques et de ranimer les héros de la guerre de Troie. C’est un plaisir que Virgile se donne le plus qu’il peut ; quoiqu’il connaisse les dangers qu’on court à provoquer des comparaisons désavantageuses, il s’y expose à chaque instant. Il cherche tous les moyens de rattacher son poème à ceux d’Homère ; il en imite les principaux incidens, il en fait revivre les personnages. C’est Hector qui renaît dans les paroles d’Andromaque ; c’est Diomède qu’on retrouve établi dans l’Italie méridionale, et qui ne se fait pas trop prier pour parler de ses anciens exploits ; c’est Ulysse dont on suit la trace dans le palais enchanté de Circé ou dans l’île du Cyclope ; c’est Hécube, c’est Hélène, c’est Priam, qu’on entrevoit pendant la dernière nuit d’Ilion. Pour Virgile, comme pour nous, Homère n’était pas seulement un grand poète épique, il était l’épopée même. Aussi a-t-il dû s’estimer heureux de s’en rapprocher de plus près par le sujet même et le principal personnage de son poème. C’est ce qui achève de nous faire comprendre qu’il ait choisi la légende d’Énée.

Avait-il tort ou raison de le faire ? Est-il vrai de dire, avec certains critiques, que, dans l’Énéide, le choix du sujet ait nui au succès de l’œuvre, qu’un poème dont le héros était un étranger, un inconnu, était condamné d’avance à ne jamais devenir populaire et national ? Après la longue étude qu’on vient de lire, la réponse à cette question me paraît facile. Sans doute, la légende d’Énée est d’origine grecque, mais on a vu qu’elle s’est vite acclimatée à Rome, qu’elle y a pris une couleur romaine par son mélange avec les légendes du pays, qu’enfin l’état, loin de la combattre, l’a de bonne heure officiellement adoptée. Quand Virgile s’en est emparé, il y avait plus de deux siècles qu’elle était racontée par les historiens et chantée par les poètes. On ne peut donc pas la regarder comme une de ces fables futiles que le poète invente à sa fantaisie, et prétendre qu’Enée, fils de Vénus, était aussi indifférent aux Romains de l’époque d’Auguste que Francus, fils d’Hector, aux Français du XVIe siècle. Est-ce à dire qu’elle fût populaire à Rome, comme les histoires