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de la Toison d’or, leur fournissaient en abondance des sujets d’épopées qu’ils préféraient à tous les autres.

C’est entre ces deux écoles que Virgile devait choisir. Chacune avait ses mérites et ses inconvéniens. Le poème historique, que préférait l’ancienne, plaisait davantage au grand nombre et il avait plus de chances de devenir populaire. Rome a toujours été très fière de son passé et elle prêtait complaisamment l’oreille à ceux qui célébraient sa gloire. Mais ce genre présente aussi de grandes difficultés d’exécution. Il est toujours malaisé pour la poésie d’avoir à soutenir la concurrence de l’histoire. Veut-elle reproduire exactement les faits comme ils se sont passés, on l’accuse de tomber dans la sécheresse et de n’être plus qu’une chronique. Essaie-t-elle d’y mêler quelque fiction, les gens sérieux trouvent que la vérité fait tort à la fable et que la fable discrédite la vérité, qu’on ne sait jamais sur quel terrain on marche, et que cette incertitude nous gâte tout le plaisir de l’ouvrage. L’épopée mythologique n’est pas exposée à ce péril. Tout y est de même nature ; elle introduit le lecteur, dès le premier vers, dans un monde de fantaisie et de convention dont il ne sort plus. Une fois le genre accepté, l’esprit s’y sent à l’aise ; il n’éprouve pas le désagrément d’être tiraillé sans cesse entre la fiction et la réalité. C’est une sorte de rêve auquel il peut s’abandonner avec confiance ; il est sûr au moins qu’il se poursuivra jusqu’à la fin sans qu’aucun brusque incident vienne le dissiper. Mais, en revanche, le public auquel cette poésie s’adresse est restreint : elle ne possède pas ce qui entraîne la foule. Il faut avoir la finesse d’un artiste et la science d’un érudit pour bien la comprendre. A Rome surtout, où les artistes et les savans étaient rares, elle devait se résigner à rester indifférente au « profane vulgaire » et à n’être que le charme de quelques délicats.

Virgile ne s’est tout à fait asservi à aucune école, c’est son originalité ; son goût large et libre a cherché partout ses inspirations. Il avait commencé par s’éprendre d’un alexandrin, de Théocrite ; dans son dernier ouvrage, il a tellement imité les anciens poètes que Sénèque l’appelle sans façon un ennianiste, ce qui est dans sa bouche un grave reproche. Quand il a voulu créer la langue à la fois ferme et souple dont il s’est si admirablement servi, il n’a pas fait difficulté d’associer ensemble les deux grands représentans des écoles opposées, Lucrèce et Catulle. Il a pris surtout à l’un la vivacité de ses tours, l’énergie et l’éclat de ses expressions, à l’autre sa phrase plus nette, son rythme plus facile et plus coulant. De cette combinaison est sortie cette merveilleuse langue poétique que Rome a parlée sans beaucoup d’altération jusqu’à la fin de l’empire. Le même esprit se retrouve dans le choix que Virgile a fait de son sujet de poème : il est de nature à satisfaire tout le monde et