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une crise pour ces vieux récits que le moment où les savans s’emparent d’eux et entreprennent de les rendre plus clairs et plus sages. Les grammairiens n’ont pas la main légère ; ils souhaitent que tout soit raisonnable et sensé, ce qui est assurément un désir très légitime ; mais je ne sais comment, dès qu’on veut introduire la raison dans les fables populaires, et qu’on se donne trop de mal pour qu’elles soient vraisemblables, elles deviennent ridicules. Virgile eut beaucoup à faire, dans la suite, pour redonner à son héros la couleur poétique que ce séjour prolongé chez les grammairiens et les chroniqueurs lui avait ôtée. Ils lui rendirent pourtant un service signalé ; leurs recherches minutieuses, leurs travaux savans contribuèrent à établir d’une manière plus solide l’autorité de la légende. Tant qu’on ne la trouvait que dans les vers des poètes, on pouvait soupçonner qu’elle n’avait pas plus de fondement que ces mille fables grecques que personne ne prenait au sérieux. Mais, du moment que des gens graves, qui ne faisaient pas métier d’amuser le public, avaient pris la peine de s’en occuper dans des livres où ils étudiaient les lois et la religion de leur pays, elle semblait mériter plus de confiance. Caton, un consul, un censeur, un ennemi des Grecs, la racontait sans sourciller dans tous ses détails, et n’hésitait pas à donner, sur la contenance exacte du territoire cédé par Latinus aux Troyens, sur les diverses luttes qu’Énée et Ascagne soutinrent contre Turnus et Mézence, des renseignemens aussi précis que s’il s’agissait d’événemens contemporains. Varron, « le plus savant des Romains, lui qui était un homme de guerre en même temps qu’un érudit, et qui commandait la flotte de l’Adriatique, pendant que Pompée traquait les pirates, profita de quelques loisirs pour se mettre à la suite d’Enée, refaire ses voyages et visiter avec ses galères les différens ports où il avait abordé. Il était si convaincu de la réalité de ses aventures qu’il croyait trouver partout des traces certaines de son séjour. Nous voyons, dans les fragmens qui restent de ses ouvrages, qu’il parle de ces événement lointains avec un ton d’assurance extraordinaire. « N’est-il pas certain, dit-il, que les Arcadiens, sous la conduite d’Evandre, sont venus en Italie et se sont fixés sur le Palatin ? » Il semble vraiment que ce soit un crime d’en douter.

Je sais qu’à ces raisons, qui nous font croire que la légende était alors fort répandue et tenue pour certaine, on objecte qu’elle est restée presque entièrement étrangère à l’art romain. Comment admettre qu’étant aussi populaire qu’on le prétend, elle ait si rarement tenté les sculpteurs et les peintres ? Il est sûr qu’avant l’empire on ne connaît pas de fresque ou de bas-relief de quelque importance où soit traitée l’histoire d’Énée. M. Brunn croyait la retrouver sur un de ces coffrets en métal qu’on appelle des cistes,