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Quand on parle de l’introduction de la civilisation grecque à Rome, l’esprit se reporte d’ordinaire vers une date précise ; on songe aussitôt à ce jour de l’année 514 où un captif de Tarente fit jouer sur un théâtre, qui n’avait encore servi qu’à des danseurs étrusques ou à des farceurs italiens, un drame régulier imité des chefs-d’œuvre de la Grèce. C’est, en effet, un moment décisif pour l’histoire de Rome : ce jour-là, pour la première fois, la porte fut largement ouverte à la littérature grecque, et, par ce chemin qu’on lui ménageait, elle passa bientôt tout entière. Mais, quand eut lieu ce coup d’éclat, il y avait fort longtemps que, peu à peu et sans bruit, la Grèce pénétrait à Rome, et ce qu’elle avait accompli en ces quelques siècles était bien plus important que ce qui lui restait à faire. Donner à Rome une littérature était sans doute une grande entreprise ; mais n’était-il pas bien plus grave encore de modifier les mœurs de la cité et, par un travail secret et continu, d’y introduire un esprit nouveau ? Ce résultat, elle l’avait obtenu dans ces premières rencontres dont l’histoire n’a pas gardé le souvenir. La religion nationale surtout en sortit tout à fait changée. On sait quel était le caractère essentiel de la vieille religion romaine : les dieux qu’elle honorait avaient à peine pris la forme humaine ; ils manquaient encore d’individualité et de vie, et l’on apercevait toujours derrière eux les forces et les phénomènes de la nature dont ils n’étaient qu’une pâle personnification. C’est de la Grèce que vint aux Romains le goût d’en faire des êtres tout à fait animés, de leur donner des passions, de leur prêter des aventures. Il n’y a pas de doute qu’ils ne s’y soient portés avec ardeur : M. Hild fait remarquer que ces divinités vagues, qu’un père de l’église appelle « des ombres incorporelles et insaisissables » n’offraient qu’un maigre aliment à l’imagination de la foule. Une fois qu’elle eut aperçu les figures vivantes du panthéon hellénique, elle n’en voulut pas d’autres. Ainsi s’introduisit à Rome la mythologie grecque, qui, en créant une histoire à tous ces dieux raides et inanimés, leur rendait la vie ; ainsi s’établit le culte des héros, fils des dieux, sorte d’intermédiaire entre la divinité et l’homme, dont la poésie des Grecs avait tiré de si grands avantages. — Énée pénétra avec les autres et reçut comme eux un bon accueil.


III

Il ne nous reste plus qu’un point à éclaircir, mais c’est peut-être le plus obscur : peut-on savoir à quel moment la légende d’Énée a été connue des Romains ? Nous n’espérons pas, comme on le pense bien, arriver à fixer une date précise ; il faut n’être pas exigeant