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noms, qu’ils n’oublient pas les incidens merveilleux qu’ils ont entendu raconter dans leur jeunesse, mais qu’ils ne se rappellent guère à quel personnage on les attribuait, en sorte que ces récits, se détachant peu à peu des gens auxquels on les a d’abord rapportés, finissent par flotter en l’air, prêts à retomber sur tous ceux qui occupent successivement l’attention publique. C’est ainsi qu’on voit souvent plusieurs générations de héros légendaires hériter tour à tour des mêmes aventures. Chez les Latins, comme ailleurs, il se trouvait un certain nombre de ces légendes errantes ; elles se fixèrent sur Énée, et on lui en composa toute une histoire dont assurément la Grèce n’avait aucune idée. On continua sans doute à dire qu’il venait de Troie ; ce fut toujours le même héros sage et religieux qu’Homère avait chanté ; on le représenta, selon l’usage, emportant sur ses épaules son père et ses dieux, pour les arracher à l’incendie. Mais voici le premier changement grave : dans la légende latine, les dieux qu’il emporte ne sont plus les mêmes ; les Grecs supposaient qu’il avait sauvé le Palladium, cette statue miraculeuse à laquelle étaient attachées les destinées de Troie, les Latins remplacèrent le Palladium par les Pénates. C’étaient par excellence des dieux italiens, tout à fait propres à cette race et qui portent sa marque. Tous les peuples de l’antiquité ont imaginé des dieux protecteurs de la famille et les ont faits à leur image. Ceux des Romains sont les divinités de « l’alimentation et de la nourriture, » et ils ont reçu leur nom du lieu même où sont enfermés les provisions domestiques (penus). Tels sont les dieux que le fils brillant d’Aphrodite, le protégé d’Apollon, emporte avec lui et pour lesquels il veut construire une ville. Cette ville, il ne la bâtit que sur l’ordre formel du destin ? mais tandis que, pour des Grecs, la destinée s’exprime par la voix des prêtres de Delphes ou de Dodone, les Latins substituent à ces prédictions les oracles du pays, qui sont loin d’être aussi poétiques. C’est ainsi que, dans la nouvelle légende, on annonce à Énée qu’il ne réussira dans son entreprise qu’après avoir sacrifié la truie blanche avec ses trente petits, et lorsque ses compagnons, dans leur avidité, auront dévoré jusqu’à leurs tables. Ce sont des fables qui, par leur naïveté grossière, trahissent une origine latine, et n’ont rien de commun avec la Grèce. La mort d’Énée, comme sa vie, est devenue conforme aux légendes du Latium ; on répète pour lui ce qui se raconte des vieux rois de la contrée quand ils meurent : un jour, il disparaît et l’on cesse tout d’un coup de le voir (non comparuit), on suppose qu’il s’est plongé dans les eaux du Numicius, un fleuve sacré. Dès lors on l’honore comme un dieu, sous le nom de la divinité même dans laquelle il est allé se perdre : on ne l’appelle plus Énée, mais Jupiter indiges. Ce n’est pas ainsi que les Grecs divinisaient leurs héros ; ils les