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Grecs. Mais les Grecs sont encore seuls à la connaître ; il nous reste à voir de quelle manière ils l’ont transmise aux Latins il nous faut surtout arriver à comprendre pourquoi les Latins l’ont si docilement acceptée, comment il se fait qu’ils se soient laissé imposer des aïeux inconnus, et qu’ils aient subi, comme premier auteur de leur race, un étranger, un vaincu, un proscrit, dont ils n’avaient pas entendu parler.

C’est ce qui paraît tout à fait inexplicable à Niebuhr. Il ne lui semble pas possible « qu’un état aussi fier que Rome, qui méprisait tout élément étranger, » ait été cette fois si complaisant, quand il s’agissait de l’histoire de ses origines, c’est-à-dire de traditions que les peuples antiques regardaient comme sacrées et sur lesquelles reposait d’ordinaire leur culte national. Aussi prend-il la peine d’imaginer une hypothèse qui puisse tout accommoder. Selon lui, les habitans du Latium étaient des Pélasges, de même que les Teucriens, les Arcadiens, les Epirotes, les OEnotriens, etc. Séparés de bonne heure les uns des autres, établis dans des pays éloignés, ces peuples ne se sont pourtant jamais perdus de vue : la religion formait un lien entr’eux ; ils visitaient ensemble l’île sacrée de Samothrace, où se célébraient de grands mystères. C’est là, dans ces rencontres fraternelles, que la légende a dû naître. Elle n’était qu’une façon plus vive, plus frappante, d’exprimer la parenté de ces divers peuples et d’en conserver le souvenir. Raconter qu’un chef venu de Troie a parcouru le monde, laissant en certains pays une partie des gens qu’il amenait avec lui, qu’est-ce autre chose qu’affirmer que tous ceux qui habitent ces diverses contrées sortent de la même souche et qu’ils doivent se rappeler qu’ils sont frères ? La légende est donc chez eux nationale, indigène ; elle ne leur vient pas de l’étranger, ils l’ont créée eux-mêmes ; c’est ce qui peut seul expliquer qu’elle soit devenue populaire. Telle est l’opinion de Niebuhr, qu’il expose avec une profonde conviction et qui lui semble la vérité même[1]. Ce n’est malheureusement qu’une conjecture, et je crois qu’elle manque tout à fait de vraisemblance. Le petit peuple de laboureurs et de bandits qui habitait dans les plaines du Latium n’avait ni ports ni vaisseaux. S’il lui avait fallu aller chercher la légende dans l’île sacrée de Samothrace, je crois bien qu’il l’aurait toujours ignorée ; c’est la légende qui est venue le trouver. On s’accorde aujourd’hui à croire qu’il la tient des voyageurs grecs[2] et

  1. « L’hypothèse que je vais avancer n’est pas pour moi une tentative désespérée pour trouver une issue quelconque ; elle est le résultat de ma conviction. »
  2. J’ai envie de chercher ici une querelle à M. Hild. Il me paraît avoir trop facilement accepté cette affirmation de Preller, « que la légende d’Énée a un caractère anti-hellénique. » Il m’est impossible de le croire. Elle concerne sans doute un héros troyen, et j’ai dit tout à l’heure que les Grecs en auraient peut-être préféré un autre. Mais une fois qu’ils l’eurent accepté, ils propagèrent de bon cœur son histoire et la mirent sans répugnance à côté de leurs légendes nationales. Dans tous les cas, il faut bien se garder de mêler les Carthaginois à cette affaire, à laquelle ils sont restés entièrement étrangers. Dire « que le culte d’Aphrodite a dû être implanté dans le Latium par des marins phéniciens » me paraît une pure fantaisie. On n’en a aucune preuve, et ce nom de Frutis, que les Latins donnaient à la vieille divinité, avant de l’appeler Vénus, et qui vient du mot Ἀφροδίτη (Aphroditê), prouve évidemment que l’origine de ce culte était toute grecque.