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d’Halicarnasse, qui avait pris toute cette fable au sérieux. Elle prouve simplement que la légende ne s’est pas faite d’un seul coup et qu’elle n’est pas née tout entière dans l’imagination d’un homme, que chacune des excursions d’Énée formait un récit particulier et isolé, et que c’est plus tard qu’on les a réunis ensemble pour en composer toute une histoire. D’où je conclus que, s’il est vrai, comme je viens de le dire, que la légende d’Énée n’est pas une pure fantaisie, une invention capricieuse des Grecs, et qu’il y ait quelque circonstance indépendante de leur volonté qui la leur ait, pour ainsi dire, imposée, il faut croire que cette circonstance s’est présentée à eux plusieurs fois de suite et dans des lieux différens.

Peut-on faire un pas de plus au milieu de ces ténèbres ? Est-il possible de soupçonner quelle était cette circonstance qui a donné à la légende l’occasion de naître ? Les conjectures, comme on le pense bien, n’ont pas manqué ; je n’en vois qu’une qui puisse entièrement nous satisfaire et qui rende compte de tout : c’est celle que Preller expose dans sa Mythologie romaine. Pour lui, la légende est sortie du culte que les marins rendaient à Vénus, ou plutôt à la déesse Aphrodite, comme l’appelaient les Grecs. Aphrodite n’est pas seulement la personnification de la beauté et de l’amour ; elle est née de l’écume des flots, elle exerce son pouvoir sur la mer. Lucrèce, dans cet hymne qu’il chante en son honneur au début de son poème, lui dit : « Devant toi, ô déesse, les vents s’enfuient. Quand tu parais, les nuages se dissipent, les flots de la mer semblent te sourire, et tout le ciel resplendit pour toi d’une lumière sereine. » Le matelot grec, qui s’est mis sous sa protection, ne manque pas, en abordant à quelque terre inconnue, de lui élever une chapelle, ou tout au moins de lui dresser un autel : c’est un témoignage de sa reconnaissance pour l’heureuse navigation qu’il vient de faire. Or Énée et Aphrodite sont intimement liés ensemble ; l’hommage qu’on rend à la mère fait aussitôt songer au fils, d’autant plus que cette divinité des mers porte un nom qui rappelle tout à fait celui du héros troyen, on l’appelle l’Aphrodite Énéenne[1]. Nous savons par Denys d’Halicarnasse que les sanctuaires de ce genre étaient très fréquens sur les côtes de la Méditerranée ; il s’en trouvait à Cythère, à Zacinthe, à Leucade, à Actium, partout où le commerce maritime avait quelque activité, et dans tous ces temples le nom d’Énée était un à celui d’Aphrodite. Quand un vaisseau

  1. Ce nom de Ἀφροδίτη Αἰνειάς (Aphroditê Aineias), a été expliqué de diverses manières. Les uns y voient en effet un souvenir d’Énée, et pensent qu’on a voulu rapprocher le nom du fils de celui de la mère ; d’autres croient que c’est une épithète qui signifie l’illustre, la glorieuse Aphrodite.