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être un reste des anciens habitans de Troie, et que ses rois se disaient fils d’Enée. C’est pour flatter les prétentions de ces princes, pour les glorifier dans la personne de leur grand aïeul, que le poète l’a traité avec tant de ménagement, qu’il le présente comme une sorte de rival d’Hector, de prétendant au trône d’Ilion, d’héritier désigné de la famille de Priam, et que, ne pouvant pas célébrer ses exploits, il a du moins annoncé la grandeur de sa race. Si l’on suppose que ces rois étaient généreux, qu’ils accueillaient, bien les chanteurs d’épopée, qu’ils leur accordaient : les mêmes honneurs que Démodocus reçoit à la table du roi des Phéaciens, on comprendra sans peine que le rapsode ait reconnu, cette hospitalité en comblant d’éloges l’ancêtre de ses bienfaiteurs.

Pour ces temps reculés, on admettait sans contestation l’autorité d’Homère, et il n’y avait pas d’autre histoire que celle qu’il avait racontée. Ce fut donc une tradition acceptée, de tout le monde qu’Enée avait survécu à la ruine de sa patrie. Sur la façon dont il s’était sauvé il circulait des récits assez différens : les uns disaient qu’il s’était entendu avec les Grecs, d’autres, qu’il leur avait échappé le jour ou la veille de la prise de Troie, mais tous s’accordaient pour affirmer qu’après le désastre, il avait recueilli les survivans, et qu’il s’était établi quelque part avec eux dans les environs du mont Ida. Voilà, le principe, de la légende ; Homère nous la montre à son début, et quoiqu’elle doive subir, dans la suite, beaucoup d’altérations, elle gardera toujours quelque chose de son origine. Le caractère d’Enée ne changera plus, et il est remarquable qu’il ait pris, dès le premier moment, les traits qu’il doit conserver jusqu’à la fin. Chez Homère, Énée est un vaillant, mais, c’est encore plus un sage. Il dit des paroles sensées, il donne toujours de bons conseils. Avant tout il respecte les dieux. Neptune, quand il veut le sauver, rappelle « qu’il offre sans cesse de gracieux présens aux immortels qui habitent le vaste ciel ; » aussi est-il leur favori, et nous venons de voir qu’ils sont toujours en mouvement pour le protéger, Telles sont les qualités distinctives du personnage ; il ne les perdra plus, ni dans la tradition populaire, ni dans les récits des poètes, et Virgile, qu’on a tant maltraité à ce propos, n’était pas libre de le représenter autrement qu’il ne l’a fait.

Mais voici un changement notable qui se produit dans cette première forme de la légende. A une époque incertaine[1], tout en

  1. On a généralement pensé jusqu’ici que c’était dans les œuvres de Stésichore, c’est-à-dire vers la VIe siècle avant notre ère, qu’apparaissait pour la première fois cette forme nouvelle de la légende. On s’appuyait, pour l’admettre, sur la table iliaque, monument qui date de l’empire romain, et où sont grossièrement représentées, dans une suite de bas-reliefs, toutes les aventures de Troie jusqu’à l’établissement d’Énée en Italie. Il y est dit que les derniers tableaux, c’est-à-dire ceux qui concernent les voyages d’Énée, sont composés d’après les récits de Stésichore. Mais M. Hild croit qu’il y a des raisons pour ne pas accorder trop d’importance à ce témoignage. Il lui semble que, dans ces tableaux, les souvenirs de Virgile ont pu modifier l’influence de Stésichore.