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ils se relaient pour le défendre, ils le soignent quand il est blessé, et l’entourent d’un nuage protecteur pour le dérober aux hasards du combat.

Sainte-Beuve, qui a finement analysé la façon dont Énée est dépeint dans l’Iliade, et qui présente à ce propos quelques remarques fort ingénieuses, montre surtout le profit que Virgile en a tiré plus tard pour la composition de son poème. Si Homère, nous dit-il, avait fait d’Énée un de ses héros de premier rang, s’il lui avait prêté des exploits dignes de ceux d’Hector et d’Achille, il ne laissait plus rien à faire à son successeur et l’exposait à des comparaisons périlleuses. Si, au contraire, il ne lui avait donné qu’une figure insignifiante, s’il l’avait représenté comme un personnage tout à fait obscur et secondaire, c’était un préjugé contre lui, qui aurait mal disposé les lecteurs d’une autre épopée ; il eût paru choquant que Virgile choisît l’un des plus petits défenseurs de Troie pour lui donner le premier rôle dans une nouvelle aventure ; on l’aurait blâmé « de vouloir faire sortir un chêne immense et le grand ancêtre de la chose romaine d’une tige débile. » Mais comme il l’a beaucoup vanté sans le faire beaucoup agir, qu’il a éveillé l’attention sur lui et ne l’a pas satisfaite, qu’il annonce partout ses exploits et ne les raconte nulle part, on dirait vraiment qu’il a prévu le cas où ce personnage serait le héros d’un second poème épique, qu’il l’a mis en réserve et préparé de ses mains pour l’usage qu’un autre poète devait en faire.

En réalité, Homère ne pouvait pas deviner Virgile, et il est impossible de lui supposer tant de complaisance pour un successeur inconnu. Il faut donc chercher ailleurs la raison qu’il pouvait avoir de donner cette attitude à Énée. Cette raison n’est pas difficile à trouver, car il s’est chargé lui-même de nous l’apprendre. Au vingtième chant de l’Iliade, quand les dieux et les hommes sont aux prises dans une effroyable mêlée, Énée, qui s’est laissé persuader par Apollon d’attaquer Achille, va périr. Heureusement, Neptune s’aperçoit du danger qu’il court. Il s’adresse à Junon, la grande ennemie des Troyens, et lui rappelle qu’il n’est pas dans la destinée d’Énée de succomber devant Troie, que les dieux le gardent pour qu’il reste quelque débris de la race de Dardanus ; puis il ajoute ces paroles significatives : « Jupiter a pris en haine la famille de Priam ; et maintenant c’est le tour du vaillant Énée de régner sur les Troyens, ainsi que les enfans de ses enfans qui naîtront dans l’avenir. » Voilà une prédiction formelle. Or nous savons qu’en général, quoique les poètes soient téméraires, ils ne se hasardent à prédire un événement avec cette assurance qu’après qu’il s’est accompli. Il faut donc croire qu’au moment où l’Iliade fut composée, il y avait quelque part un petit peuple qui prétendait