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enfin quelles raisons avait Virgile d’en faire le sujet de son poème. Ce sont de petits problèmes dont la solution n’est pas facile, et, malgré les efforts d’une critique savante, tout n’y est pas encore devenu clair. Dans les recherches de ce genre, on ne peut pas se flatter d’arriver toujours à la certitude, et il faut se contenter souvent de la vraisemblance. Comme nous avons perdu les anciens chroniqueurs qui nous apportaient la suite de ces événemens fabuleux et que nous sommes obligés d’en reconstruire le récit d’après des citations incomplètes, il y reste des lacunes qu’il nous est impossible de combler. L’étude des légendes ressemble à ces voyages qu’on fait en chemin de fer, dans les pays de montagnes, et où l’on passe si vite d’un tunnel à l’autre : le jour et l’ombre s’y succèdent à chaque instant. Quelque ennui que causent ces alternatives inévitables, c’est beaucoup, à ce qu’il me semble, qu’on soit parvenu à jeter quelques clartés intermittentes sur des fables qui sont vieilles de tant de siècles.


I

C’est dans l’Iliade d’Homère qu’Énée nous apparaît pour la première fois, et la place qu’il y tient a depuis longtemps frappé la critique. Il est visible que le poète fait effort pour lui donner un grand rôle. Il le comble d’éloges et le met à côté des plus braves : Hector et lui sont les premiers des Troyens pour la bataille et le conseil ; le peuple l’honore comme un dieu ; c’est lui qu’on va chercher pour l’opposer aux ennemis dans les situations périlleuses, quand il faut défendre le corps de quelque héros qui vient d’être tué, ou empêcher Achille de pénétrer dans les murs de Troie. Énée ne se fait pas prier et, quel que soit le rival qu’on lui donne, il se jette résolument dans la mêlée. Sa première apparition sur le champ de bataille est terrible. « Il marche comme un lion confiant dans sa force ; il tient en avant sa lance et son bouclier, qui le couvre de partout, prêt à tuer quiconque viendrait à sa rencontre et poussant des cris qui donnent l’épouvante. » Ce qui lui fait beaucoup d’honneur, ce qui contribue à donner de lui une grande idée, c’est que les dieux qui protègent les Grecs prennent peur en le voyant, et qu’ils tremblent pour les jours de l’ennemi qu’il va provoquer, même quand cet ennemi est Achille. Mais les exploits d’Énée ne sont jamais de longue durée, et nulle part il ne remplit la grande attente qu’il a fait naître. À peine entre-t-il en campagne qu’il est arrêté par quelque incident fâcheux ; il est vrai que cet incident même profite à sa réputation, car il montre combien il est cher à tous les dieux. Au premier danger qu’il court, tout l’Olympe s’émeut ; Vénus, Apollon, Mars, Neptune, s’empressent de venir à son aide ;