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quelques chances de succès, il passait encore quelques jours très mystérieusement à Versailles et il ne tardait pas à s’éloigner sans bruit, emportant probablement peu d’illusions. Ce sont là à peu près les seules visites que le prince ait faites à la France, à ce pays où il ne pouvait être que « le roi, » selon l’éclatante et fière parole de Berryer. Rien de plus vrai : s’il n’était pas le roi en France, il ne pouvait plus être qu’un exilé. C’était son rôle public, c’était aussi son malheur. Il est certain que M. le comte de Chambord avait souffert de cet exil, devenu pour lui une sorte de fatalité ; il en avait subi l’influence dans son éducation, dans ses idées. Il avait grandi loin du pays, il avait été élevé dans un foyer où tout lui parlait d’une royauté traditionnelle et chrétienne qui prenait le caractère d’un sacerdoce. Il avait vécu en dehors de l’atmosphère de son temps et de sa nation, un peu en prince du passé formé au gouvernement comme un duc de Bourgogne. C’est ce qui explique comment, avec une intelligence si vive et un cœur si droit, il a pu paraître assez souvent représenter une royauté d’un autre âge, avoir des idées qui ne répondaient ni à la situation de la France, ni aux nécessités du siècle.

Que M. le comte de Chambord n’ait pas été précisément ce qu’on appelle un politique dans quelques-unes des circonstances décisives de sa vie, c’est assez évident. C’était un idéaliste ou un mystique de la politique. Il aurait cru manquer à tous ses devoirs en se prêtant à des compromis, en négociant avec la nécessité des choses. On n’a pas peut-être pas oublié une correspondance singulière échangée dans un moment critique entre l’ancien évêque d’Orléans, député à l’assemblée de Versailles, et le prince. M. Dupanloup s’était cru autorisé à écrire au chef de la maison de Bourbon pour incliner son esprit aux concessions ; il demandait à la monarchie légitime de se rendre possible. M. le comte de Chambord répondait aussitôt à « monsieur l’évêque, » d’un ton ferme et haut, en prince qui n’entendait pas se laisser dicter une capitulation, même par un dignitaire de l’église : « Je n’ai ni sacrifices à faire, disait-il, ni conditions à recevoir. J’attends peu de l’habileté des hommes et beaucoup de la justice de Dieu. » Il poussait le scrupule jusqu’à compromettre sa cause par la candeur de sa fidélité à son drapeau, par la franchise avec laquelle il accentuait ses idées et son programme de royauté. Il était homme à refuser le succès au prix d’une transaction ou d’une réticence, et ce n’est pas ce descendant d Henri IV qui aurait pris la couronne en changeant de bannière ou de religion.

Non, sans doute, ce n’était pas un fin tacticien, et il y a eu au moins une circonstance où il a pu prolonger ainsi son exil ; mais s’il n’avait pas l’habileté d’un politique expert à profiter des occasions, il s’était fait par la hardiesse de sa sincérité une vraie grandeur morale, et cet exil qu’il refusait d’abréger par une équivoque, il l’avait toujours supporté en prince qui savait donner de la dignité à l’infortune. Jamais il